Du côté de Canaan de Sebastian Barry > Un chant de tragédie

Vivant du côté de Canaan, l’Égypte derrière, ayant traversé le Jourdain, pour trouver la joie. (hymne américaine)
Dieu dit à Josué : Et tout lieu que foulera la plante de votre pied, Je vous le donne. […] Josué ne laissa aucun survivant. Il frappa d’anathème tout ce qui respirait (Josué 1:2-3 & 10:19)

Lilly Bere est l’héroïne du Du côté de Canaan. C’est une vieille dame de 89 ans. Elle a eu une vie bien remplie. Seule devant sa table en formica rouge de sa cuisine, elle égrène les souvenirs de sa vie tout en estimant en avoir assez vu. Le chagrin l’habite si profondément que son coeur se brise.

Quel bruit fait le cœur d’une femme de quatre-vingt-neuf ans quand il se brise ? Sans doute guère plus qu’un silence, certainement à peine plus qu’un petit bruit ténu.
 Je suis tellement terrifiée par le chagrin que je ne trouve nulle part le réconfort. Je porte sous mon crâne une sorte de sphère en fusion à la place de mon cerveau, où je brûle dans l’horreur et la détresse.

Pourtant une certaine joie se promène en elle lorsqu’elle se souvient de sa jeunesse passée en Irlande. Elle raconte sa mère, morte en couches, son père, cet homme solide et courageux policier dans une Irlande remuée, son frère chéri, mort durant 14-18.

À quatre ans j’entrai au catéchisme, au jardin d’enfants dans l’enceinte du château. Quand la première question – Qui a créé le monde ? – fut posée, je sus au fond de moi-même que la maîtresse, Mme O’Toole, se trompait en donnant comme réponse Dieu. […] Mais le monde, comme à mon avis elle aurait dû le savoir, avait été créé par mon père, James Patrick Dunne, qui devait devenir par la suite, mais ne l’était pas encore tout à fait à l’époque, chef de la Police municipale de Dublin.

Puis ses amours refont aussi surface, les mauvais mais aussi les bons. En tête Tadg, membre de l’IRA qui fait un mauvais choix et prend le mauvais bord. Il devient son époux en l’entraînant en Amérique dans une vie des plus précaires.

Parce que j’ai remarqué une chose à propos des mots en Amérique, c’est qu’ils ne se tiennent pas tranquilles. Tout comme les gens. Seuls les oiseaux semblent rester les mêmes en Amérique, des oiseaux dont l’aspect et les couleurs m’ont tant intriguée quand je suis arrivée.

Contrainte de fuir, elle devient employée de maison à Cleveland où elle découvre les injustices et le racisme de la société américaine. C’est dans ce Cannan de la souffrance qu’apparait le séduisant et énigmatique Joe, son second mari avec lequel elle entraperçoit le bonheur à Cleveland, mais la mort l’emporte bien vite. Ed, son fils chéri que le Vietnam brise, Monsieur Nolan, son ami, et puis la mort de Bill, son petit-fils qui marque le premier jour de ce récit Du côté de Canaan.

Seuls les incroyants peuvent être vraiment croyants, seuls les perdants peuvent vraiment gagner – me dit un jour mon petit-fils Bill, des étincelles dans les yeux comme d’habitude, avant de partir pour la guerre du désert. À dix-neuf ans il était déjà divorcé et déjà convaincu d’avoir raté sa vie. Ou sa Vie, avec un V majuscule, comme il disait. La guerre lui ôta sa dernière étincelle. Il revint du désert brûlant comme un homme qui a vu l’un des miracles du diable. À peine quelques semaines plus tard, il sortit avec ses amis et but peut-être un peu trop, comme il aimait le faire. Le lendemain une femme de service le trouva dans les toilettes de son ancien lycée. Il y était monté sur une impulsion connue de lui seul. Il s’était tué un samedi soir parce que, j’en suis sûre, seul le concierge le trouverait le dimanche et non pas la grande marée des enfants le lundi. Il s’était pendu par sa cravate au crochet de la porte. Pourquoi suis-je en vie alors qu’il est mort? Pourquoi la Mort l’a-t-elle emporté ?

Si la liste des personnes qui sont chers à son cœur est longue, il existe ainsi une constante : les guerres lui ont tout pris. C’est cette histoire que narre Du côté de Canaan. Dans un agréable style et une combinaison réussie d’une histoire intime et d’un récit collectif, c’est l’histoire d’une dame qui n’a fait que traverser le malheur depuis sa plus tendre enfance.

Au regard de la tristesse de cette existence, le lecteur pourrait penser que ce livre constitue un invitation à déprimer. Eh bien, non. Certes, cet ouvrage n’est guère d’une folle gaieté, mais une délicatesse certaine traverse tout le récit en procurant au lecteur une sensation… de chaude douceur. Curieux, paradoxal, mais tangible.
Une musique triste mais chantante s’installe dans l’oreille du lecteur pour ne plus le quitter. Un livre enlevé et poignant, dont certains accents quasi chamaniques sont susceptibles de remuer les entrailles de nombre de lecteurs.

Je me tenais là, une femme extrêmement vieille, délabrée, usée, et le souffle me manqua, mais pas à cause du chagrin ou de la vengeance. L’obscurité sereine emplit la cuisine, se glissa dans la bouilloire où elle se fit un nid, se glissa dans la boîte à sucre et dans les moules à gâteaux, joua dans le creux des louches et des grosses cuillères, toucha tout, regarda partout, même dans les recoins cachés que personne ne voit, au-dessus des placards et dans les fermes et les refuges de la poussière amassée sous le réfrigérateur et la cuisinière. Et l’obscurité était si obscure que je la voyais comme une lumière, bien qu’elle ne le soit pas, c’était une noirceur que je comprenais bien, c’était les entrailles de quelque chose, comme des pépins, comme des amandes, des poèmes difficiles et des objets de Dieu que Dieu ne dévoile pas, qu’Il garde secrets et merveilleux, presque égoïstement, cupidement, mais qui pourrait le Lui reprocher ? L’obscurité se referma sur elle-même, comme un brouillard miniature, elle tourna, tourna et avança, et dessina soudain, avec une grande clarté et une adorable simplicité, une créature qui dansait, dansait lentement, son collier incrusté de verroterie, luisant sombrement, dansant, dansant, la longue silhouette souple d’un ours.

David Norgeot et Nicolas Roberti

Sebastian Barry, Du côté de Canaan,  Traduit de l’anglais  par Florence Lévy-Paoloni, Ed. Joëlle Losfeld, 1er sept. 2012, 280 pages, 20 € 

 

 

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