Erri De Luca est l’une des voix les plus importantes de la littérature italienne et contemporaine. À 66 ans, il vient de publier chez Gallimard un récit singulier, Le plus et le moins. Il entreprend une sorte d’autobiographie fragmentaire où la vie de l’homme recoupe celle de l’écrivain et la marche du monde. Un récit du voyage incessant, où il est question de Naples, de poussière, de lutte, d’amour…
La vie de chacun peut être décrite dans un chemin fait à pied. (p. 124).
Nous étions dans les années cinquante du siècle et moi j’en étais à mes toutes premières
écrit De Luca dans Le plus et le moins. En effet, ce Napolitain est né en 1950 et n’a cessé depuis de percuter les épreuves de son époque. Il est l’auteur d’une œuvre considérable qui compte autant de romans, de nouvelles, de poésie que de théâtre, de traductions et d’essais. Il a remporté en 2002 le prix Femina Étranger pour son roman Montedidio, le quartier napolitain et populaire de son enfance. Dernièrement, Erri De Luca a fait l’objet d’une attention particulière : en 2015, il risque 8 mois de prison ferme pour « incitation au sabotage », dans le cadre de son opposition à la construction de la ligne ferroviaire Lyon-Turin. En octobre, il est finalement relaxé. De ce procès médiatique, dans lequel lui est reproché son passé de militant d’extrême gauche, Erri De Luca tire un pamphlet splendide, La parole contraire. Il revient notamment sur l’origine du mot sabotage et prouve amplement que les mots demeurent ses armes.
Mais lui, Dylan, ne pouvait se contenter de la politique, de l’amour. Il chantait et il passait son chemin. Il ne voulait pas, n’a jamais voulu être le guide de personne : il voulait la liberté de se perdre. À ceux qui lui demandaient de continuer à siffler pour le train, il tournait le dos en chantant la plus impudente déclaration d’amour à un dealer, Mr Tambourine Man. Il a écrit dans un couplet la plus impolitique des déclarations : « Laisse-moi oublier aujourd’hui jusqu’à demain ». (p. 102).
Le plus et le moins esquisse notamment un retour sur les nombreuses luttes qui ont jalonné son existence. Dans les années 70, Erri De Luca militait pour Lotta Continua, une formation politique révolutionnaire. Ouvrier, il participe à de nombreuses grèves, notamment en France. Pendant la guerre en Bosnie-Herzégovine, l’écrivain est chauffeur de camions dans des convois humanitaires. La lecture du récit le prouve, De Luca est une sorte de George Orwell à la sauce napolitaine, dans la dèche à Paris et à Rome.
Le plus et le moins, c’est aussi le petit et le grand, le particulier et le général. Si l’histoire n’est jamais absente, elle ne conduit ni la vie de l’homme ni le récit de l’écrivain. Erri De Luca se souvient surtout des détails qui ont charpenté son existence. Les titres en disent long, « Le pantalon long », « Éducation ischitaine », « La découverte du prénom », « Le lest du soleil »… Le souvenir s’écrit dans une joie mélancolique et lumineuse. S’il tombe parfois dans le symptôme « madeleine de Proust », l’écrivain napolitain parvient à nous faire voyager. La poésie dont il fait preuve provient de l’attention qu’il porte sans cesse au mot comme au monde. Erri De Luca, en saisissant son être, entrevoit aussi l’ombre du monde. La recherche décomplexée de l’autobiographie passe par une économie de moyen. On retrouve l’inscription de l’homme dans le lieu, comme chez son contemporain Claudio Magris. Ou sa persistance dans les choses, comme dans L’autobiographie des objets de François Bon.
J’ai touché l’immense en peu d’espace, l’épuisement du corps et l’énergie absorbée par un fruit cru de mer. J’étais une chose de la nature exposée à la saison. Je donnais le nom de l’île à cette liberté. Si je ne suis pas une strate jaune de sa croûte craquelée, fendue par les vignes qui la forent, si des chardons ne poussent pas de mes yeux, si je ne rêve pas la nuit comme un rocher balancé par des brandyséismes, je ne pourrai pas apprendre. (p. 81)
Le plus et le moins n’est pas un récit de voyage mais plutôt un récit du voyage. Du voyage radical, celui du déplacement physique éprouvé dans le travail ouvrier, l’escalade, la lutte, et celui du transport spirituel trouvé dans l’écriture et la lecture. Le plus et le moins offre la vision d’un parcours, celui de l’homme dans l’écrivain. À la fin, le récit se dilate pour se faire définitivement poésie, langue essentielle. Erri De Luca est un radical : il veut changer le monde en conservant toutes ces racines.