L’étau d’Olen Steinhauer, Labyrinthe d’un monde sans frontières

L’étau d’Olen Steinhauer s’ouvre à Pékin, en avril 2008. Xin Zhu, un espion chinois, vient de faire imploser le Tourisme, un département ultrasensible de la CIA, en exécutant trente-trois de ses agents. Il a même failli tuer son meilleur élément : Milo Weaver. Xin Zhu est aux prises avec ses supérieurs qui lui reprochent d’avoir agi sans autorisation et démentent l’existence parmi eux d’une taupe. Au même moment, à Brooklyn, Weaver profite de la vie de famille et songe à une reconversion professionnelle mais Alan Drummond, son ami et ex-patron, cherche à le convaincre de participer à un plan de vengeance contre Xin Zhu. Lorsque DrummondL'Etau, Steinhauer disparaît, Weaver se retrouve impliqué contre son gré dans une opération dont il ne comprend pas tous les enjeux. Poussé par les grands chefs de la CIA dont les véritables desseins restent obscurs, obsédé par les menaces que les Chinois font planer sur la vie de sa femme et de sa fille, Weaver sillonne la planète à la recherche de Drummond avant que celui-ci ne provoque un nouveau désastre. Débute alors un jeu subtil de filatures où agents chinois, allemands et américains manipulent Weaver, plus que jamais hanté par le coût humain d’une machine qu’il ne sait comment arrêter.

On pourrait croire a priori que l’écriture d’un roman d’espionnage est devenue un exercice périlleux depuis la fin de la guerre froide et après les multiples aventures cinématographiques, et finalement assez romantiques, d’un 007 admiré sous ses divers avatars. À noter, à ce propos, que le personnage initialement créé par Ian Fleming évoluait dans un milieu généralement plus sombre, plus réaliste que ce qui en a été transposé à l’écran. Toujours côté cinéma, Sony Pictures a acquis les droits des romans d’espionnage d’Olen Steinhauer. On peut donc se demander (sans trop d’illusions?) quelle sera l’ampleur du décalage entre le texte et la version filmée. Si nous revenons au strict domaine littéraire, nous pouvons quand même dire que Fleming, qui avait travaillé dans le renseignement, était à certains égards assez proche du personnage de Bond ; en tout cas, il savait de quoi il parlait. Cependant, une dose supplémentaire de réalisme fut insufflée par un autre écrivain spécialisé dans l’intrigue internationale : je veux bien entendu parler de John le Carré avec son remarquable roman The Spy Who Came In from the Cold. Dans ce dernier livre, l’action physique est largement évacuée au profit d’une certitude morale en plein effritement.

Ces références, au demeurant, ne quittent pas le domaine de la guerre froide. Le roman d’espionnage était-il destiné à disparaître, en définitive ? On pourrait répondre que la donne politique internationale a changé depuis la chute du Mur de Berlin et les attentats du 11 septembre, à tel point que Maurice G. Dantec n’a pas hésité un jour à déclarer que la guerre froide avait été la troisième guerre mondiale et que la chute des Twin

Steinhauer
Olen Steinhauer

Towers avait marqué l’entrée dans un quatrième conflit planétaire. L’action semble donc tout de même continuer, si l’on ose dire. Quoi qu’il en soit, la constante dans L’Etau est le règlement, dans l’ombre de la scène géopolitique internationale, d’un certain nombre de comptes. Le roman propose une plongée fascinante sur ce qu’est l’espionnage contemporain. Une des particularités de l’intrigue est de prolonger en quelque sorte la démarche de le Carré : montrer la part d’humain, dans toute sa fragilité, sa folie, son courage, et même son amour, dans le labyrinthe à ciel ouvert du renseignement. Il est en effet fascinant de voir que, contrairement au récit d’espionnage typique d’avant la chute du Mur, les frontières physiques entre états sont aujourd’hui d’une porosité totale mais elles ont été remplacés, dans le livre d’Olen Steinhauer, par un dédale psychologique dans lequel il n’est pas évident de retrouver son chemin : tout le monde est à la recherche de Drummond, y compris l’Américain (d’origine soviétique) Weaver. Prendre sa revanche sur l’assassinat de trente-trois « touristes » risque fort de créer le chaos. Il n’y a pas de héros ni de criminels absolus. Vous ne serez pas témoins, en lisant ce livre, de scènes préscénarisées pour un cinéma aux effets faciles. Tous, dans cette histoire, apportent leur part de vérité irréductible aux équations mathématiques ou au positionnement sur un jeu d’échecs. Weaver, lui-même « touriste », doit apprendre à conserver son sang-froid tout en essayant de sauver ses proches. Son nom, en tant que tel, est intéressant : le prénom « Milo » peut être rattaché à son équivalent « Miles ». Ce dernier prénom évoque le latin « miles », qui signifie « soldat ». Quant au patronyme « Weaver », il est aussi très parlant : le verbe anglais « weave » signifie « tisser », « tramer », mais il évoque aussi l’idée de slalomer, de se faufiler. Il faut donc servir comme soldat, mais intriguer avec finesse. En face, le maître-espion chinois Xin Zhu est également un mélange de professionnalisme et de complexité humaine. C’est d’ailleurs avec lui que s’ouvre le roman : plusieurs chapitres lui sont d’ailleurs consacrés, comme si Steinhauer voulait d’emblée nous faire abandonner certains clichés nés d’une littérature peut-être un peu manichéenne : Xin Zhu monte lui aussi des opérations, mais c’est un homme foncièrement intègre, en proie au doute, aux prises avec sa hiérarchie. L’époque du SMERSH et de Rosa Klebb (adversaires monolithiques de Bond dans les romans de Fleming) est bien révolue.

L’Etau est le dernier volume d’une trilogie (il suit Le Touriste et L’Issue). J’avoue ne pas avoir encore lu les deux premiers tomes. J’ai cru tout d’abord que pour cette raison, j’aurais du mal à entrer dans le livre et la tête des personnages. Il n’en fut rien : le roman évoque certes des événements antérieurs sur lesquels se fonde l’intrigue mais cela n’est pas dissuasif. Steinhauer sait suffisamment appâter le lecteur en vue d’une éventuelle lecture à rebours. Car le passé se rappelle toujours à notre présent, que l’on songe à la guerre froide ou, au cœur de la dissolution post-moderne, au poids de nos actes individuels.

Nous nous sommes trop reposés sur nos lauriers, à nous féliciter de notre miracle économique sans assurer sa pérennité. Tu connais aussi bien que moi notre contrat avec le peuple chinois. Ils nous laissent faire en silence tant qu’ils constatent des progrès dans leur vie quotidienne. Si une agence comme la CIA parvient à entraver votre croissance, le pays connaîtra un revers de fortune. Contrairement à l’accord de Jiang Luoke avec Al-Qaida, celui qui vous unit au peuple est écrit en lettres de sang. Quelques mauvaises années, et ils verseront le nôtre.
—   Ainsi, tu penses au futur. Le miracle d’avoir une femme jeune.
—   Bien sûr que je pense au futur ! s’écria Zhu d’une voix forte. Réfléchis, Zhang Guo ! La politique de l’enfant unique. D’ici vingt ans, la famille moyenne se composera d’un enfant qui soutient deux parents et quatre grands-parents. Comment pourrons-nous tenir le coup si les Américains attaquent notre économie ? Pense aussi que nous avons seize pour cent de plus de garçons que de filles. Combien de célibataires cela produira-t-il ? Des hommes à la libido frustrée, écrasés par la pauvreté. Voilà la prochaine génération. Dans vingt ans, ces hommes privés d’affection nous pendront dans la rue. »

J’ai besoin d’aide, songea-t-il en glissant un stylo à bille bleu aux couleurs de la compagnie aérienne dans sa poche. Il était pris entre deux feux, Chinois et Américains. Chacun protégeait des intérêts qui, au final, pouvaient lui coûter plus qu’il n’était prêt à perdre. Jusqu’à présent, il avait appelé deux personnes à la rescousse. Toutes deux avaient échoué, mais cela ne signifiait pas qu’il doive renoncer.

 Olen Steinhauer, L’Etau, éditions Liana Levi (coll. « Policiers »), traduit de l’anglais par Samuel Sfez, mars 2013, 448 pages, 21€.

 

 

 

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