Fendre l’azur d’Agathe Portail : une odyssée sensorielle dans les hauteurs du vivant

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Avec Fendre l’azur, Agathe Portail livre une œuvre habitée par l’appel du ciel, traversée de blessures et d’espérances, où l’éclat des grands espaces dialogue avec les zones d’ombre du cœur humain. Après Les Âmes torrentielles (2023), ce récit ample et polyphonique confirme la mue d’une autrice initialement remarquée dans le polar vers une littérature plus sensorielle, plus viscérale, plus libre. Publié chez Actes Sud en avril 2025, ce récit choral de 320 pages s’impose comme un ouvrage à lire pour réapprendre à voler ou à tomber sans se briser.

Anthony, pilote de chasse, voit son avenir s’effondrer lors d’un accident d’entraînement. Devenu borgne, il tente de reconstruire sa vie à travers la fauconnerie – et peut-être aussi de se réinventer. Roxane, artiste performeuse, sculpte sa colère et ses blessures dans des performances extrêmes. Amaka, éleveuse des hautes montagnes mongoles, lutte pour la survie des siens face à un climat implacable.

Trois récits apparemment disjoints, qui se répondent pourtant à travers le motif de l’envol, de la transmission, et surtout par la figure filigrane d’une aiglonne, Norouz, qui traverse les pages comme un symbole vivant de ce qui relie — l’azur, l’instinct, l’élan vital.

« Chaque jour ou presque, 9 G de poussée sur les épaules lui comprimaient le corps et lui dilataient le cœur, là où bat en secret la liberté. »

« Il se tissait déjà entre son avion et lui quelque chose de dense et de concret, une soif déraisonnable de s’approprier sa vélocité, sa puissance et sa compacité. »

Ce qui frappe d’emblée dans Fendre l’azur, c’est la qualité littéraire d’une écriture à la fois sensuelle et cérébrale, charnelle et précise. Agathe Portail n’écrit pas « sur » la nature, elle l’éprouve, la restitue dans sa rugosité, ses silences, ses fulgurances : « La chasse rend animal, mais la mort d’un animal vous rend humain », écrit-elle, résumant d’un trait le paradoxe de notre rapport au sauvage.

Dès l’ouverture — « Un vent chargé d’iode couchait les hautes herbes… » —, le ton est donné. Portail écrit avec les cinq sens. L’air, le froid, la tension musculaire, l’odeur du kérosène, le poids des équipements militaires… chaque ligne semble trempée dans une expérience physique du monde.

« Le bruit sec des semelles martelait le sol de ciment. Sous le toit de tôles, l’air sentait bon la graisse et l’huile de moteur, le kérosène et le parfum ferreux des combinaisons des mécanos. »

Ses dialogues sonnent juste, son rythme épouse la respiration des corps. Elle a le don rare d’exprimer le vacillement intérieur à travers un geste, une odeur, un regard. Sa langue est précise sans être froide, poétique sans jamais s’élever hors du sol. Ainsi, lorsqu’Anthony évoque la sensation d’entrer dans le cockpit, il parle d’un « espace confiné auquel il se branchait », d’un lieu de repli et de renaissance, où le lien entre homme et machine « figurait pour lui […] le cordon ombilical ».

Plus qu’un simple décor, la nature devient ici langage, miroir, et parfois même bourreau. Le vent, la glace, la verticalité, la chair des bêtes, tout parle. La montagne mongole devient scène antique, la forêt ardéchoise un antre initiatique, l’air lui-même un territoire à reconquérir. Cette capacité à faire monde, à incarner l’immensité dans la précision d’un mot juste, rappelle par moments la puissance de Sylvain Tesson, la sensualité de Claudie Hunzinger, ou encore l’élégance organique de Marie-Hélène Lafon.

Agathe Portail écrit aussi — et peut-être surtout — sur les corps marqués. Anthony et son orbite vide, Roxane et ses cicatrices héritées d’une mère toxique, Amaka et son dos brisé par les saisons. Mais ce ne sont pas les blessures qui définissent ses personnages : c’est ce qu’ils en font. C’est la métamorphose, souvent douloureuse, parfois sublime. L’écriture en épouse le rythme, se fait tour à tour faucon, vent, sang, chaleur, morsure.

Porté par l’épiphanie d’une humanité blessée mais debout, Fendre l’azur se lit aussi comme une méditation sur le lien entre animal et humain, liberté et domination, domination et soin. Loin des discours abstraits, Agathe Portail incarne les dilemmes. L’aiglonne Norouz devient tour à tour miroir, guide, blessure partagée.

« Il désirait tisser avec un être qui serait son propre prolongement et, de nouveau, étreindre l’azur comme on enlace une femme et qu’on étouffe un adversaire, les deux à la fois, le baiser et l’étau. »

Chez Roxane aussi, la violence est retournée, sculptée, exposée. La taxidermie devient geste de recomposition :

« Les armes de la taxidermie lui permettaient de plonger au cœur de ses propres conflits, de piétiner des loyautés passées. »

Enfin, Amaka incarne la ténacité dans sa forme la plus nue, presque archaïque. Sa lutte pour mener ses bêtes à bon port est décrite avec une attention documentaire rare, et une forme d’héroïsme muet.

Agathe Portail n’élude jamais la violence du monde. Elle y fait entrer l’argent sale d’un oligarque russe, l’injustice sociale, les haines filiales. Mais toujours affleure un espoir ténu, incarné dans la transmission, l’apprentissage, ou ce simple geste : nourrir une aiglonne. Et c’est là que réside, peut-être, la beauté morale du roman : dans sa foi discrète mais inébranlable en la capacité de l’humain à retrouver la verticalité.

Venue du polar, passée par la littérature jeunesse, Agathe Portail atteint ici une maturité remarquable. Sa voix, à la fois incarnée, littéraire et fluide, fait de Fendre l’azur un livre de passage — entre genres, entre continents, entre verticalités intimes et ciels vastes. La collection « Domaine français » ne s’y est pas trompée.

Fendre l’azur est un roman de hauteur, mais jamais de surplomb. Il regarde le monde non pas de haut, mais de loin, avec cette lucidité tendre propre aux grands écrivains. Agathe Portail signe ici une œuvre de pleine maturité littéraire, qui conjugue le souffle du romanesque au grain du réel. C’est un livre qui donne à voir, à ressentir, à trembler — et surtout à prendre de la hauteur. Non pas pour s’éloigner du monde, mais pour mieux l’aimer, depuis un ciel conquis de haute lutte.

Fendre l’azur, Agathe Portail, Actes Sud, collection Domaine français, avril 2025, 320 pages, 21,80 € (papier) / 16 € (numérique) – ISBN : 978-2-330-20381-8

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Eudoxie Trofimenko
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