Paru le 8 avril 2025, le 6e Baromètre du Centre national du livre révèle un constat préoccupant : les Français lisent de moins en moins. Et ce ne sont plus seulement les “petits lecteurs” qui décrochent. Y compris les lecteurs assidus déclarent lire moins qu’avant. En toile de fond : l’expansion continue des usages numériques et une modification profonde des régimes de l’attention. Cette désaffection ne relève pas d’un simple changement d’habitudes culturelles, mais bien d’une transformation sociale plus vaste, où la lecture longue entre en tension avec la logique des écrans.
Une désaffection mesurable : la lecture recule, même chez les assidus
Les chiffres du Baromètre 2025 du Centre national du livre n’ont rien d’anecdotique : ils dessinent une dynamique de décroissance qui ne se cantonne plus aux marges. Moins de 80 % des Français disent avoir lu au moins un livre dans l’année, contre plus de 90 % il y a dix ans. Le nombre moyen de livres lus chute lui aussi, et les écarts se creusent entre les groupes sociaux : les diplômés du supérieur lisent environ trois fois plus que les non-diplômés.
Mais plus frappant encore est l’effritement du lectorat traditionnel : parmi ceux qui se définissent comme “lecteurs réguliers”, une majorité dit lire moins qu’auparavant. Même les publics historiquement friands de livres — femmes de plus de 50 ans, enseignants, professions intellectuelles — voient leurs pratiques s’éroder. L’érosion concerne d’abord la lecture dite “de plaisir”, celle qui s’exerce hors cadre scolaire ou professionnel.
Le règne de l’écran : économie de l’attention et transformations cognitives
Cette tendance ne peut s’expliquer sans considérer l’omniprésence croissante des écrans dans le quotidien. Selon les enquêtes de l’ARCOM, un Français passe en moyenne 5 heures par jour devant un écran, hors temps de travail. Smartphones, plateformes de streaming, réseaux sociaux, jeux vidéo : les sollicitations visuelles et sonores sont permanentes, fragmentées, addictives.
Le philosophe Yves Citton parle d’“écologie de l’attention” pour désigner la manière dont nos environnements façonnent notre disponibilité mentale. Là où le livre réclame concentration, lenteur et imagination active, les interfaces numériques maximisent les micro-plaisirs immédiats et les changements de stimulation. Résultat : la lecture devient cognitivement plus coûteuse, moins gratifiante à court terme, et donc plus facilement délaissée.
Une culture de l’immédiateté en expansion
Derrière le désamour du livre se joue une mutation des rapports au temps, à l’imaginaire, au récit. TikTok, Instagram ou YouTube proposent des formats courts, hautement personnalisés, conçus pour être consommés à la volée. La narration y est éclatée, sans continuité ni épaisseur temporelle, souvent guidée par l’image plutôt que par les mots.
Cela n’implique pas nécessairement une désintellectualisation, mais un changement profond de posture : les jeunes générations sont moins disposées à consentir à l’effort que demande une lecture suivie. Le succès des mangas ou de certaines fictions interactives montre qu’un appétit narratif demeure — mais il prend d’autres chemins, plus visuels, plus immédiats, moins linéaires.
Lecture et inégalités culturelles : la fracture s’accentue
Depuis les travaux de Pierre Bourdieu, on sait que la lecture est un puissant indicateur du capital culturel. Or, l’affaiblissement de la lecture ne touche pas toutes les classes sociales de la même manière. Si certains milieux continuent de transmettre un rapport actif au livre (notamment les familles diplômées), d’autres s’en éloignent structurellement.
Ce déséquilibre pose un enjeu démocratique majeur : car la lecture n’est pas seulement un loisir, elle structure la capacité à argumenter, à délibérer, à comprendre des idées complexes. Le sociologue Bernard Lahire rappelle que le livre n’est pas qu’un objet culturel : c’est un outil de subjectivation et d’émancipation.

Peut-on inverser la tendance ? Les pistes de la médiation culturelle
Face à ce déclin, les initiatives de médiation se multiplient. Booktubers, podcasts littéraires, clubs de lecture en ligne, lectures à voix haute, résidences d’auteurs dans les écoles ou en prison : de nombreuses structures tentent de retisser un lien avec la lecture, en utilisant parfois les outils numériques eux-mêmes. Certaines applis de lecture enrichie, ou de micro-fiction interactive, parviennent à réconcilier écrans et plaisir de lire.
Mais ces efforts, pour être efficaces, doivent s’inscrire dans une politique culturelle volontariste. Cela suppose de reconnaître la lecture comme une pratique en danger, et non comme un acquis culturel pérenne. Ce que révèle le Baromètre 2025, ce n’est pas la fin du livre — mais la fragilité de son usage dans un monde saturé d’images et de sollicitations. Il ne tient qu’à nous de réinventer le désir de lire.
Bibliographie suggestive :
- Bourdieu, Pierre. La distinction : critique sociale du jugement. Paris : Minuit, 1979.
- Donnat, Olivier. Les pratiques culturelles des Français à l’ère numérique. Paris : La Découverte, 2020.
- Lahire, Bernard. La culture des individus. Paris : La Découverte, 2004.
- Citton, Yves. Pour une écologie de l’attention. Paris : Seuil, 2014.
- Baudelot, Christian, Cartier Marie, Detrez Christine. Lecture et lecteurs à l’ère numérique. CNRS Éditions, 2016.
- Centre national du livre (CNL), Baromètre sur les Français et la lecture, 6e édition, avril 2025.
