Il fut un temps où les romanciers politiques façonnaient la pensée ou, du moins, l’éclairaient. Avec L’Heure des prédateurs (Gallimard, 2025), Giuliano da Empoli confirme son rôle de sismographe littéraire du chaos contemporain. Après Le Mage du Kremlin, fiction crépusculaire inspirée du conseiller de Vladimir Poutine, et Les ingénieurs du chaos, essai glaçant sur les spin doctors populistes, l’auteur italo-suisse poursuit sa dissection des coulisses du pouvoir globalisé. Mais cette fois, l’arène a changé : ce n’est plus Moscou, c’est le monde. Ou plutôt son archipel d’ultrapuissants – investisseurs, génies technologiques, chefs de guerre ou de religion – qu’Empoli regroupe sous un nom sans appel : les prédateurs.
Une littérature de l’hyperréalité
Roman ? Essai ? Récit ? L’Heure des prédateurs est tout cela à la fois. Ce texte hybride épouse la complexité du réel dont il rend compte. Car ce n’est pas seulement le portrait d’une époque, mais une tentative de cartographier les flux de pouvoir et les récits qui les justifient. De New York à Riyad, de Davos à Shenzhen, Empoli trace une ligne noire qui relie des figures aussi diverses qu’Elon Musk, Mohammed ben Salmane, Peter Thiel, Viktor Orbán, et les innombrables éminences grises, entrepreneurs de la peur ou stratèges du choc.
Le style est sobre mais tendu, précis comme un scalpel. L’auteur opère à la manière d’un chirurgien littéraire, disséquant les discours, les gestes et les affects qui constituent la grammaire du néo-pouvoir. Il y a chez lui quelque chose de Balzac plongé dans l’univers d’Edward Snowden, un regard d’acier doublé d’un humanisme inquiet.
Prédation et narration : l’esthétique du cynisme
À travers ces portraits ciselés, ce que Empoli met au jour, ce n’est pas seulement l’avidité des puissants, mais leur suprématie narrative. Les nouveaux prédateurs ne conquièrent pas seulement des marchés ou des territoires : ils imposent des récits. « Aujourd’hui, écrit-il, celui qui contrôle la peur contrôle l’histoire. » La formule pourrait sortir d’un script d’anticipation, mais elle décrit la réalité.
Ces hommes – et ce sont quasi exclusivement des hommes – ont compris que les guerres contemporaines se mènent avec des storyboards, des datas, des livestreams. Ils façonnent les émotions collectives avec la dextérité d’un showrunner. Ils réduisent la politique à un théâtre de symboles, les idéologies à des algorithmes. Ce ne sont plus les spin doctors qui écrivent l’histoire, mais les ingénieurs du chaos – une expression que Empoli emprunte à son précédent ouvrage et prolonge ici dans une forme plus narrativisée, presque épique.
Thiel, Girard et la technologie apocalyptique
Un chapitre particulièrement saisissant est consacré à Peter Thiel, le milliardaire libertarien obsédé par la décadence de l’Occident et lecteur assidu de René Girard. Empoli y explore l’hypothèse fascinante d’un retour sacrificiel dans la pensée des élites techno-idéologiques : le chaos ne serait pas une menace à éviter, mais un seuil à franchir, une apocalypse voulue pour faire émerger une « nouvelle humanité », transhumaniste, hiérarchisée, optimisée. À ce titre, L’Heure des prédateurs n’est pas un simple reportage mondain : c’est une œuvre philosophique sous couverture, une tentative pour penser l’anthropologie souterraine de notre époque.
Le livre dialogue ici avec une critique virale publiée en ligne : un certain @jeffreykalb9752, sur YouTube, déplorait que Thiel (comme Jordan Peterson) « n’ait pas de compréhension métaphysique du réel ». Empoli semble répondre en creux : ces hommes ont certes une pensée technico-stratégique, mais dénuée de transcendance. D’où leur attirance pour la destruction créatrice – une démiurgie sans Dieu, pilotée par des fantasmes d’hybris post-politique.
Un monde post-démocratique ?
Ce que L’Heure des prédateurs donne à voir, ce n’est pas la fin de la démocratie, mais sa périphérisation. Les États deviennent des coquilles logistiques, les élections des rituels désincarnés. Le pouvoir réel se déplace vers les plateformes, les fonds d’investissement, les think tanks obscurs ou les chambres dorées des hôtels internationaux. Là où l’on ne vote pas.
Cette réflexion rejoint les thèses de Shoshana Zuboff (The Age of Surveillance Capitalism) ou d’Antoine Vauchez (La démocratie contre les experts), mais avec l’élégance romanesque en plus. Giuliano da Empoli ne dénonce pas – il raconte. Il observe. Il laisse sourdre un malaise plus puissant que n’importe quel réquisitoire : celui d’un monde dirigé par des hommes qui ne croient plus au monde.
Une leçon de ténèbres lucide et brillante
En définitive, L’Heure des prédateurs est un livre nécessaire, parce qu’il met des noms, des visages et des intentions sur ce que trop de commentateurs désignent paresseusement comme « l’élite » ou « les 1 % ». Ce n’est pas une dénonciation populiste, mais une autopsie clinique de la post-modernité politique. Un livre pour comprendre à quoi ressemble le pouvoir quand il a cessé d’avoir besoin d’un peuple.
À lire aux côtés de Le Mage du Kremlin, bien sûr, mais aussi d’ouvrages comme Empire de Negri et Hardt, Post-Démocratie de Colin Crouch, ou encore Technopolitique d’Éric Sadin. Car Giuliano da Empoli, au fond, n’écrit pas sur le pouvoir : il écrit depuis le pouvoir. Depuis ce balcon instable d’où l’on voit la chute, mais dont si peu osent encore faire le récit.
Références complémentaires :
- Da Empoli, G. (2025). L’Heure des prédateurs. Gallimard.
- Da Empoli, G. (2022). Le Mage du Kremlin. Gallimard.
- Da Empoli, G. (2019). Les ingénieurs du chaos. JC Lattès.
- Zuboff, S. (2019). The Age of Surveillance Capitalism. PublicAffairs.
- Crouch, C. (2004). Post-Democracy. Polity.
- Girard, R. (1972). La violence et le sacré. Grasset.
- Sadin, É. (2016). La Silicolonisation du monde. L’Échappée.
Articles connexes :
