Dans la nuit du 6 au 7 décembre, au Zénith d’Amiens, Hinaupoko Devèze, Miss Tahiti, a été couronnée Miss France 2026. À 23 ans, 1,82 m, secrétaire administrative, mannequin et étudiante en psychologie, elle succède à la Martiniquaise Angélique Angarni-Filopon. Et, sans surprise, elle était la grande favorite du public.
Selon les chiffres dévoilés par BFM, elle arrive en tête par deux fois dans les votes populaires, tandis que le jury lui préférait Miss Nouvelle-Calédonie. Mais derrière l’événement télévisuel, parfaitement huilé, se déploie un récit plus profond, presque souterrain, qui renvoie à plusieurs siècles de projection française sur Tahiti. Une histoire que l’historien Antoine Lilti éclaire dans L’Illusion d’un monde commun. Tahiti et la découverte de l’Europe, et qui, soudain, semble étrangement résonner avec la montée sur scène d’Hinaupoko Devèze. Comme si un fil discret reliait les récits de Bougainville à l’imaginaire de TF1, une histoire longue de projections, de malentendus et de fascination enchantée.
Une favorite d’emblée, entre burn-out, racines et santé mentale
Dans la nuit du 6 au 7 décembre, au Zénith d’Amiens, Hinaupoko Devèze, Miss Tahiti, a été couronnée Miss France 2026. À 23 ans, du haut de son mètre quatre-vingt-deux, secrétaire administrative, mannequin et étudiante en psychologie, elle succède à la Martiniquaise Angélique Angarni-Filopon. Elle n’arrive pas là par surprise : dès les premières semaines, elle s’impose comme l’une des grandes favorites, portée par les réseaux sociaux, par les pronostics et par un récit personnel qui colle précisément à l’air du temps.
Son histoire est celle d’une jeune femme partagée entre la Polynésie et la métropole, revenue vivre sur sa terre pour renouer avec ses racines, passée par un burn-out en 2020 dont elle parle ouvertement, et qui a choisi de faire de la santé mentale la grande cause de son engagement. Ce discours, qui mêle vulnérabilité assumée, retour aux origines et sensibilité aux enjeux contemporains, aurait été inimaginable dans les années 1990. Il fait aujourd’hui d’elle une figure de Miss France « moderne », à la fois très médiatique et profondément inscrite dans les codes narratifs de notre époque où l’intime se fait matière à témoigner, militer, inspirer.

De Bougainville à Miss France, Tahiti, matrice d’un imaginaire national
C’est là que la lecture d’Antoine Lilti, dans L’Illusion d’un monde commun. Tahiti et la découverte de l’Europe, devient éclairante. L’historien montre comment Tahiti, dès le XVIIIᵉ siècle, a fonctionné comme un terrain d’expérience imaginaire pour les Européens : les récits de Bougainville, les commentaires de Diderot ou les rêveries rousseauistes ont fabriqué l’image d’un ailleurs parfait, d’une île de pureté, de sensualité, d’authenticité, où l’on projette ses désirs plus qu’on ne décrit une réalité.
Aujourd’hui, l’accueil de Miss Tahiti dans le concours Miss France s’inscrit dans cette continuité longue. Chaque année, même lorsque l’on connaît très mal la Polynésie réelle, la candidate tahitienne concentre les attentes, attire les votes, incarne une sorte de synthèse idéale entre exotisme et consensus. Hier, Bougainville décrivait une terre d’abondance ; aujourd’hui, TF1 expose un visage entouré de fleurs, un corps que l’on pare de symboles culturels, un récit qui rassure la France métropolitaine autant qu’il l’enchante. Entre les deux, le geste est similaire qui est de transformer Tahiti en miroir des désirs français.
Le couronnement d’Hinaupoko Devèze rejoue ainsi, à sa façon, cette tension. Le concours donne l’impression d’un monde commun, d’une France harmonieuse qui se reconnaîtrait dans une jeune femme ultramarine, mais il masque partiellement les asymétries et les malentendus, les écarts persistants entre centre et périphérie, entre Hexagone et Outre-mer. Miss France fabrique une unité symbolique qui ne suffit pas à effacer les fractures sociales et politiques.
Une lignée de Miss Tahiti devenues Miss France
Hinaupoko Devèze s’inscrit aussi dans une histoire interne au concours. Elle n’est pas un cas isolé, mais la cinquième Miss Tahiti à remporter le titre depuis les années 1970. Cette répétition n’a rien du simple hasard statistique. Elle suggère que Tahiti fonctionne comme un archétype dans l’univers Miss France ; un terroir de reines idéales où la métropole vient chercher une beauté exotique mais familière, à la fois solaire, magnifiée par ses différences, et perçue comme suffisamment consensuelle pour fédérer.
En d’autres termes, le concours ne se contente pas de refléter la diversité française. Il rejoue une hiérarchie symbolique dans laquelle Tahiti occupe une place singulière, presque privilégiée, comme un « ailleurs sublime » au cœur des fantasmes nationaux. La Polynésie y apparaît moins comme un territoire complexe, traversé de tensions sociales et politiques, que comme une source inépuisable de figures charismatiques propres à incarner une France rêvée.

Public contre jury ou la France que l’on rêve et la France que l’on évalue
Le détail des votes de Miss France 2026 fait apparaître une autre fêlure. Le public place Hinaupoko Devèze en tête à deux reprises, tandis que le jury lui préfère, dans un premier temps, Miss Nouvelle-Calédonie. Le résultat final est un compromis entre ces deux hiérarchies, mais cette divergence est riche de sens.
Du côté du public, le choix se porte sur l’évidence : Tahiti, sa puissance d’évocation, la promesse d’un ailleurs lumineux, d’une beauté qui semble couler de source. Du côté du jury, les critères sont plus composites, plus techniques, peut-être plus attentifs à la diction, au discours, à l’aisance scénique, à des dimensions moins immédiatement liées à la charge symbolique du territoire d’origine. On retrouve ici, transposée sur le plateau de TF1, une situation que Lilti met en lumière pour le XVIIIᵉ siècle, le regard français sur Tahiti n’a jamais été homogène. Il oscille, hier comme aujourd’hui, entre fascination et distance critique, entre adhésion à l’image et évaluation des individus.
Cette mise en scène des votes rappelle que l’élection de Miss France n’est jamais seulement une histoire de préférences personnelles. C’est aussi un lieu où s’affrontent les imaginaires, où se frottent la France qui rêve d’une carte postale parfaite et la France qui prétend juger selon des critères plus rationnels.
Rituel de cohésion ou machine à projections ?
L’élection d’Hinaupoko Devèze pose une question simple et dérangeante : que fait-on quand on élit Miss France ? On prétend choisir une ambassadrice de toutes les Françaises, une figure de cohésion nationale, une incarnation harmonieuse de la diversité. Mais on fait aussi autre chose. On remet en scène un récit rassurant, on rejoue des projections anciennes, on s’offre une image où les conflits sont neutralisés derrière un sourire.
Dans cette perspective, Miss France devient un cas pratique de l’« illusion d’un monde commun » décrite par Lilti. Le concours produit un tableau où la métropole et les Outre-mer semblent réconciliés, où la Polynésie est pleinement intégrée à une histoire nationale qui se veut inclusive. Pourtant, dès que l’on sort du cadre télévisuel, les rapports de pouvoir, les inégalités de traitement, les difficultés sociales et économiques reviennent en force. L’image d’unité n’abolit pas les fractures ; elle les rend parfois plus difficiles à nommer.
Une couronne pour fissurer le décor ?
Reste à savoir ce que fera Hinaupoko Devèze de cette couronne et de ce rôle. Si elle se contente d’habiter le décor attendu – jeune femme tahitienne magnifiée, symbole de beauté et de douceur –, elle prolongera le scénario habituel, celui d’une Polynésie réduite à un paradis stable et sans conflit. Mais si elle choisit d’investir réellement la parole que lui donne le titre, elle peut utiliser la visibilité de Miss France pour parler d’autre chose : des réalités de la santé mentale, des violences sexistes, du coût de la vie en Polynésie, de la dépendance touristique, de l’impact du changement climatique dans le Pacifique, ou de la façon dont les Polynésiens et Polynésiennes perçoivent la métropole.
En faisant cela, elle pourrait, au moins en partie, renverser le miroir. Au lieu d’être seulement regardée par la France, elle pourrait devenir celle qui regarde la France et qui lui renvoie ses propres contradictions. Elle transformerait alors une fonction essentiellement symbolique en position éminemment politique, celle d’une jeune femme ultramarine qui, forte de son expérience du burn-out et de son engagement pour la santé mentale, s’autorise à questionner les récits que la nation se raconte sur elle-même.
De Bougainville à TF1 ou Tahiti comme laboratoire de l’imaginaire français
Au fond, l’élection d’Hinaupoko Devèze confirme une chose. Tahiti reste un puissant laboratoire de l’imaginaire français. Au XVIIIᵉ siècle, les récits de voyage ont fabriqué un mythe d’île idéale qui parlait autant de l’Europe que de la Polynésie. Au XXIᵉ siècle, la victoire récurrente de Miss Tahiti à Miss France continue de dire quelque chose de la manière dont la France se voit, se rêve et se rassure.
De Bougainville à TF1, de l’île « découverte » aux images saturées de prime time, la Polynésie sert de scène où se rejouent les grandes questions françaises : la diversité affichée et les inégalités persistantes, l’exotisme désiré et les rapports de domination, l’envie d’un monde commun et la difficulté à le construire réellement.
La nouvelle Miss France 2026 se tient exactement à ce croisement. Si elle parvient à fissurer un peu ce décor, à faire entrer dans le récit officiel des éléments de réalité, elle pourra transformer ce qui n’était, à l’origine, qu’un concours de beauté en occasion de regarder la France autrement.
