L’homme d’un autre endroit a deux têtes. Le saxophoniste Greg Reynaert passe au chant. Pour ne pas manquer de souffle, il s’est virtuellement (les deux bonshommes ne se sont pas encore rencontrés !) acoquiné avec Aurélien Lemant, homme expérimenté et également inspiré dans le domaine du verbe (comédien, essayiste, intransigeant exégète du Blue Oyster Cult, de Philip K. Dick et des superhéros de Comics).
Cet album de neuf chansons s’écoute avec une décontraction concentrée. Condensé d’élégance jazz, de saine trivialité pop, de chanson française ouverte aux influences du monde. On songe parfois à l’élégance surannée d’un Arnold Turboust, avec un peu plus de consistance. Parfois, pour la mise des textes en spirales mélodiques, à un Manset moins compliqué. La réalité indépassable d’un groupe réel, d’un collectif incarné et impliqué, confère toute sa chaleureuse profondeur à l’ensemble.
La maîtrise du souffle du saxophoniste se ressent dans le chant de Greg Reynaert dès les premières écoutes et s’entend encore, en s’étendant lorsqu’il reprend le sax. Il a quelque chose de serpentin et d’agile. Il emporte le sens et le son dans la ronde souple et suave (sans superficielle légèreté) de sa voix. Il s’empare des textes étranges et étrangers d’Aurélien Lemant avec une grâce de stylite, la facilité de son chant fait un contrechamp exemplaire à la complexité toute française des textes, nourris, paradoxalement, tant à la précision des Beatles qu’à celle d’un Vian mâtiné d’Artaud, aux délires psychocosmiques d’un Lovecraft ou d’un Philip K. Dick que d’un Desnos gavé du jazz célinien. Une sorte d’essence de la chanson réellement « à texte »…
Chose de plus en plus rare, ce disque s’écoute donc autant qu’il se lit. Pour mesurer l’ensemble, il est bien agréable de passer sous les fourches caudines de la voix en posant un œil plus « rationnel » sur les textes. Ce qui ne gâche rien puisque les compositions, fort bien équilibrées, ménagent de nombreuses zones d’accalmies ou d’innervations instrumentales. On mesure là l’ingénieux talent, l’inventivité féconde des deux artistes.