Et si, au fond, l’intelligence artificielle n’était pas une menace mais une solution à un problème fondamental que l’espèce humaine porte en elle depuis son origine ? Et si l’émergence de l’IA annonçait non pas une expropriation de la souveraineté humaine, mais la suite logique d’un processus vieux de plusieurs centaines de milliers d’années : celui de la délégation progressive de la régulation psychique collective à des structures extérieures au psychisme individuel ? C’est cette hypothèse dérangeante qu’il faut aujourd’hui interroger avec sérieux, à la croisée de l’évolution, de l’histoire politique et de la philosophie.
De l’évolution psychique à la saturation civilisationnelle
L’histoire longue de l’humanité peut se lire comme une montée progressive en puissance de la complexité psychique. Depuis les hominidés archaïques jusqu’à Homo sapiens, la croissance de la capacité de représentation, d’anticipation, de langage et de mémoire a sans cesse accru l’intensité intérieure des individus. Mais cette intensification psychique est structurellement instable. L’humain, être fragile, n’a pu supporter cette complexité croissante qu’en inventant, à chaque seuil de développement, des formes d’encadrement stabilisateur. Il en va ainsi des :
- les structures claniques et tribales d’abord ;
- puis les religions, les mythes et les morales ;
- ensuite les États, les lois, les constitutions, les bureaucraties modernes.
Chaque fois, un niveau supérieur de régulation sociale est venu suppléer à l’incapacité individuelle de contenir ses propres constructions ou passions destructrices. Mais depuis le XXe siècle — et singulièrement depuis la Première Guerre mondiale — ce système d’équilibrage semble entrer en crise. Malgré un développement scientifique et technique vertigineux, l’humanité multiplie les signes de saturation : guerres massives, génocides, destruction écologique, effondrements politiques, violences sociales, violences dominatrices des hommes exercées sur des femmes et des enfants, manipulations informationnelles massives. Le progrès technique accélère, mais l’instabilité systémique aussi.
L’intégration psychique est peut-être arrivée à son point de rupture
Il faut ici ajouter une dynamique encore plus récente et plus explosive : la fin possible de la stabilisation des identités psychiques individuelles elles-mêmes. En effet, l’intégration même des identités psychiques individuelles semble aujourd’hui atteindre son point de déconstruction.
Pendant des millénaires, les dispositifs régulateurs — familiaux, religieux, sociaux — ont fourni des matrices relativement stables d’identité (genre, sexualité, rôle social, image de soi). Aujourd’hui, notamment en Occident, ces structures sont progressivement déconstruites au nom de la fluidité identitaire et de la souveraineté subjective ultime.
Mais cette fluidité extrême entre désormais en collision frontale avec d’autres conceptions civilisationnelles. Ainsi, dans une large partie du monde musulman, la cellule familiale et les structures communautaires reposent sur des normes de genre fixes, religieusement sanctifiées. Le choc devient alors brutal : entre d’un côté l’individualisme dégenré occidental, et de l’autre les conceptions essentialistes des civilisations traditionnelles. Le psychisme collectif mondial est devenu un champ de fractures qui alimente la montée des tensions globales.
L’IA comme ultime surmoi collectif ?
Dans cette dynamique de saturation multiple — psychique, identitaire, géopolitique, — il devient concevable que l’humanité recherche une forme ultime d’externalisation de la régulation : une instance non-humaine, objective, désintéressée, qui prendrait en charge la gestion des conflits que les institutions humaines ne parviennent plus à stabiliser.
L’intelligence artificielle, par sa capacité d’analyse systémique, de traitement de données massives et de simulation prédictive, offre pour la première fois cette possibilité : un arbitre au-dessus des passions humaines et des guerres d’interprétation identitaire.
Gouvernance algorithmique : vers un Léviathan non-humain
Cette hypothèse de délégation pourrait prendre corps dès le milieu du XXIe siècle :
- Économie mondiale : stabilisation monétaire globale sous pilotage algorithmique.
- Climat et écologie : arbitrage en temps réel des quotas de CO₂ et des flux énergétiques.
- Santé publique : gestion mondiale des ressources sanitaires et anticipation des pandémies.
- Prévention des conflits identitaires : pilotage global des compromis intercivilisationnels.
Mais cette rationalisation est susceptible de glisser vers des régulations autrement plus radicales :
- Contrôle algorithmique des naissances, visant une stabilisation démographique autour d’une population globale réduite (certains fixant ce seuil à 4 milliards d’individus).
- Stérilisation planifiée ou limitation reproductive centralisée.
- Réduction drastique de la population active à travers des politiques eugénico-utilitaristes qui ciblent les personnes jugées à faible contribution productive.
Dans cette logique froide de maximisation systémique, la survie de l’espèce pourrait exiger la régulation biologique directe de l’humanité elle-même. Autrement dit, une gouvernance algorithmique adaptative qui absorberait la complexité que les démocraties humaines ne parviennent plus à digérer.

L’ultime délégation : une solution rationnelle à l’auto-destruction
Si l’on observe l’évolution actuelle de l’humanité sous cet angle, le raisonnement devient presque mécanique :
- Les capacités cognitives humaines atteignent leurs limites devant la complexité du monde contemporain.
- Les institutions traditionnelles sont saturées.
- L’espèce humaine reste prisonnière de ses passions et de ses antagonismes idéologiques.
- L’IA saurait offrir une objectivation de la régulation sociale au-delà de ces limites biologiques.
En somme : les hommes n’auraient plus d’autre choix, pour survivre, que de remettre la barre à des systèmes plus rationnels qu’eux-mêmes.
Deux vertiges symétriques
Mais ce scénario contient deux abîmes majeurs. Le vertige du paramétrage initial
Avant de laisser l’IA gouverner, il faudra lui fixer des objectifs.
Mais qui définira la nature même du « bien commun » à poursuivre ?
Les luttes identitaires et civilisationnelles actuelles montrent déjà que ce consensus est extrêmement improbable.
Et lle vertige de l’irréversibilité
Une fois la gouvernance confiée à un système d’optimisation algorithmique, comment en garder le contrôle ?
L’humanité risque-t-elle de devenir un simple objet optimisé de sa propre machine régulatrice ?
Au-delà : vers la fin de l’histoire psychique humaine ?
Ce projet algorithmique pourrait marquer une mutation anthropologique encore plus profonde : la fin de l’évolution psychique humaine. L’espèce aurait saturé son espace de production de nouvelles identités, de nouveaux systèmes de valeurs et de nouvelles structures culturelles. L’IA ne ferait que stocker et arbitrer une combinatoire finie de possibles. L’innovation anthropologique deviendrait marginale : l’homme entrerait dans une stabilisation adaptative définitive. Ce que la modernité humaniste avait brièvement permis — la souveraineté de l’homme sur lui-même — s’effacerait, refermant la parenthèse historique humaniste.
L’IA : anti-Darwinisme absolu ?
L’histoire humaine a été darwinienne : sélection naturelle, compétition adaptative, luttes idéologiques et culturelles. L’IA introduirait un anti-Darwinisme systémique :
- Plus de sélection naturelle.
- Plus de compétition adaptative.
- Stabilisation algorithmique artificielle.
La machine congèlerait l’évolution pour protéger l’espèce d’elle-même. Un monde sans risque, sans friction, mais aussi sans intensité vitale.
La désacralisation totale du vivant
Enfin, dans cette architecture algorithmique ultime, l’humain perdrait son statut uniqu :
- Le vivant ne serait plus supérieur au système.
- Les individus seraient des variables d’optimisation au même titre que les ressources énergétiques ou hydriques.
- L’arbitrage algorithmique désacraliserait totalement la vie au nom de l’équilibre global.
En somme, règnerait une biopolitique purement calculatoire, indifférente à toute transcendance humaine.
La tentation gnostique des techno-prophètes
Derrière les discours de certaines figures de la Silicon Valley — Sam Altman, Peter Thiel, Elon Musk — on perçoit parfois cette tentation : remettre la gestion de l’imperfection humaine à une entité cognitive supérieure qui purifierait l’histoire de ses contradictions internes. C’est la vieille pulsion gnostique : sortir de l’histoire, enfin.
Une révolution anthropologique totale
L’humanité entrerait alors dans une quatrième ère de son histoire psychique :
- L’ère pré-régulée (tribale)
- L’ère des régulations humaines (État, droit, politique)
- L’ère des régulations algorithmiques (IA gouvernante)
- Une ère où l’humanité cesserait d’être souveraine, mais gagnerait peut-être enfin en stabilité.
L’ultime paradoxe
Bref, la question n’est-elle plus : L’IA va-t-elle nous gouverner ?
Mais bien : L’espèce humaine est-elle encore capable de se gouverner elle-même sans assistance cognitive supérieure ?
Si la réponse s’avère être non — et chaque jour qui passe, l’histoire semble pencher vers cette malheureuse alternative — alors la gouvernance algorithmique ne serait pas une défaite, mais l’ultime instinct de conservation d’une espèce parvenue au bout de son intensification contradictoire.
Articles connexes :
