Dans son troisième roman La terre qui penche Carole Martinez revient au domaine des Murmures pour continuer le récit des histoires de femmes dans la vallée de la Loue, près de Mouthier Haute-Pierre. Dans cette région du Jura, l’auteur a construit son château littéraire, reliant l’origine du monde avec l’histoire romancée de femmes silencieuses.
Carole Martinez et Sorj Chalandon parlent d’enfance aux Champs libres de Rennes le 24 octobre 2015.
Là, la romancière, bercée par les contes de ses aïeules peut donner libre cours à son imagination fantastique et broder des histoires merveilleuses autour des vies méconnues de femmes rebelles et oubliées. Dans La terre qui penche, deux voix dressent le personnage de Blanche. La vieille âme, du fond de son tombeau commence le récit par la fin, en évoquant la crue meurtrière de La Loue le jour de la Sainte Judith. Elle écoute ensuite le récit de l’enfant qu’elle a été et tente de combler les failles de sa mémoire.
Mais est-ce vraiment le temps qui altère les souvenirs ? Peut-être que cette vision, tellement nette, s’est modelée en mythe au moment même où tu l’as fixée, petite fille.
Avec l’âge, la mémoire recompose les souvenirs en sublimant les moments délicieux de l’enfance.
Blanche, enfant jumelle orpheline de mère rêve d’apprendre à lire et à écrire, mais son père n’y voit que les risques d’ouvrir les portes au diable qui « s’insinue dès que la femme est désoeuvrée ». Il conduit donc sa fille au domaine des murmures, afin de la préparer au mariage avec Aymon, le fils idiot de Jehan de Haute-Pierrre.
Blanche, enfant rebelle aux cheveux rouges et au corps d’oiseau, déteste ce père volage qui soumet les femmes à son désir : « Ne jamais devenir une adulte qui se livrerait ainsi à un homme, une femme qui s’abîmerait et qui jouirait d’être ainsi abîmée. Jamais ! »
Et pourtant au contact d’Aymon â l’âme si fine, si belle et si fragile, la petite fille avec cette volonté d’en découdre ouvre les yeux sur les pouvoirs poétiques de la nature. Blanche apprend enfin à lire et à écrire, mais le vent « lui offre bien plus de plaisir que l’air mort de la salle d’étude ! » C’est avec Aymon et son cheval couleur de terre qu’elle apprend à nager dans La Loue, qu’elle rencontre La Dame verte, « une fée qui noie les hommes dès qu’ils essaient de la toucher », qu’elle pénètre dans la forêt profonde et qu’elle apprend l’histoire de sa naissance.
Peu à peu, mon père devient autre. Tous les récits se recoupent. Tous parlent de lui comme d’un être lumineux, courageux et sublime. Où est passé cet homme ? Je ne l’ai pas connu.
Avec des chansons et les croyances du Moyen-âge, Carole Martinez nous ouvre des chemins invisibles. La simplicité de l’emphatique Aymon montre à Blanche la splendeur d’une nature qu’il faut savoir contempler. L’auteur glisse ses connaissances de cette région de vignerons où les paysans devaient sans cesse remonter sur leur dos cette terre qui penche vers La Loue pour renforcer les coteaux. La vieille âme, fantôme de notre époque, fait aussi le lien entre le moment où elle raconte et le XIVe siècle.
J’ai été émue d’entendre des vivants me raconter notre monde, émue d’en trouver des traces dans cette époque que je hante. Je n’avais pas tout oublié, tout reconstruit, tout inventé. L’enfance se racontait intacte. Elle était là sous la terre, comme graine. Prête à germer en histoires.
Après Esclarmonde murée dans Le domaine des Murmures au XIIe siècle, Blanche devient à son tour une femme du passé qui apporte sa voix bien au-delà des siècles. Avec son écriture poétique et sensuelle, Carole Martinez convoque une fois de plus la magie, la violence des peurs universelles pour broder autour d’histoires de femmes oubliées un roman vibrant et passionnant.
La terre qui penche Carole Martinez, Editions Gallimard, 2015, 368 pages, 20 euros
Carole Martinez et Sorj Chalandon parlent d’enfance aux Champs libres de Rennes le 24 octobre 2015.