Le loup mal-aimé : pourquoi la publicité d’Intermarché connaît un succès planétaire

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En quelques semaines, la publicité de Noël d’Intermarché, centrée sur un petit loup solitaire, a cumulé des centaines de millions de vues toutes plateformes confondues, des dizaines de milliers de commentaires, et surtout un phénomène rarissime : des internautes du monde entier qui affirment avoir volontairement cherché, regardé, liké, partagé… une publicité.

À l’ère du zapping compulsif, de l’AdBlock militant et du rejet quasi instinctif de toute forme de réclame, ce basculement mérite mieux qu’un simple constat marketing. Car ce succès dit quelque chose de plus profond de notre rapport à l’émotion, à la création, à l’enfance, à la peur, et à ce que nous attendons désormais des images qui nous entourent.

Formellement, la publicité d’Intermarché se présente comme un court-métrage d’animation de près de deux minutes trente. Un format long, presque suicidaire au regard des standards publicitaires actuels. Aucun slogan martelé. Aucun produit mis en avant de manière agressive. Pas de voix off explicative. À la place, une histoire, un conte de Noël.

Celle d’un loup perçu comme une menace, isolé, mal compris, condamné par sa réputation plus que par ses actes. Un loup qui, littéralement, “mange ses amis” — clin d’œil ironique à sa nature — mais qui aspire surtout à être accepté, invité à la table commune, reconnu comme un être social.

Ce récit minimaliste mobilise les codes du conte, mais les détourne. Le prédateur n’est pas le méchant, la peur est construite socialement, et la réconciliation passe par le regard de l’autre — ici, celui d’un enfant.

Si cette histoire touche autant de cultures, c’est que le loup n’est pas un animal neutre. Il est l’un des archétypes les plus puissants de l’imaginaire humain. Dans les contes européens, il incarne la peur primitive, l’étranger, le danger tapi à la lisière de la communauté. Il est le Grand Méchant Loup, celui qu’on apprend à redouter dès l’enfance.

Mais le loup est aussi, dans de nombreuses traditions, une figure de solitude, de marginalité, parfois de sagesse. En psychologie, il symbolise souvent l’altérité radicale, ce qui est différent, ce qui ne parle pas notre langue, ce qui ne respecte pas nos codes.

La publicité d’Intermarché opère alors un renversement subtil mais efficace : elle ne nie pas la peur, elle la montre. Mais elle la désamorce par la douceur, la répétition des gestes, l’attention aux détails, et surtout par la possibilité du changement. Le loup n’est pas réécrit, il est regardé autrement.

Un élément revient obsessionnellement dans les commentaires, toutes langues confondues : « Je ne parle pas français, mais j’ai compris. » Ce point est essentiel. Le succès mondial de la publicité repose sur une narration quasi muette, où tout passe par le mouvement, les regards, les micro-expressions.

La queue du loup qui remue timidement. Le regard inquiet puis apaisé de l’enfant. Les silences autour de la table. Le feu qui crépite. Autant de signaux émotionnels universels, lisibles indépendamment de toute culture linguistique.

Nous sommes ici dans une forme de communication pré-verbale, presque archaïque, qui court-circuite le discours pour toucher directement l’affect. Un langage que le cinéma d’animation maîtrise depuis longtemps, mais que la publicité avait largement abandonné au profit de l’efficacité immédiate.

Un autre motif traverse massivement les réactions : la comparaison avec les publicités générées ou assistées par l’intelligence artificielle, notamment celles de grandes multinationales américaines. Le mot revient sans cesse : slop, cette bouillie visuelle jugée impersonnelle, froide, sans aspérité, généré par I.A..

La publicité d’Intermarché agit alors comme un contre-modèle. Elle revendique — implicitement mais clairement — le travail humain, le temps long, la minutie artisanale. Le studio d’animation français derrière le projet, composé d’une petite équipe, devient presque un symbole, celui d’une création incarnée, faillible, sensible.

Dans un contexte où l’IA fascine autant qu’elle inquiète, ce succès révèle un désir latent mais puissant, celui de retrouver de l’âme dans les images. De sentir qu’un regard humain, avec ses hésitations et sa tendresse, est encore à l’œuvre.

Ce qui frappe, à la lecture des commentaires, c’est la dimension quasi thérapeutique attribuée à ce film. Beaucoup parlent de larmes, de réconfort, de “bouffée d’oxygène”. Certains évoquent explicitement un monde anxieux, violent, saturé de conflits et de mauvaises nouvelles.

Dans ce contexte, la publicité agit comme un micro-espace de réparation émotionnelle. Elle n’ignore pas la peur, mais elle propose une issue. Elle ne promet pas un monde parfait, mais un moment de réconciliation possible.

Au plan psychologique, ce type de récit fonctionne comme un rituel contemporain : court, partagé, collectif. Il rassemble des individus dispersés autour d’une émotion commune, souvent positive, parfois cathartique. Le fait même que des millions de personnes commentent pour dire “moi aussi” n’est pas anodin.

Paradoxalement, le succès de cette publicité tient aussi à la relative discrétion de la marque. Intermarché n’est pas omniprésent. Il ne surligne pas son message. Il laisse l’histoire faire son œuvre. Et manifeste sa présence à la toute fin comme une signature.

Ce choix renverse la logique publicitaire classique, ce n’est plus l’émotion au service du produit, mais le produit qui s’inscrit humblement dans une émotion préexistante. La marque devient un médiateur plutôt qu’un envahisseur.

C’est peut-être là l’un des enseignements majeurs de ce succès. A force de vouloir capter l’attention par la force, beaucoup de publicités ont oublié que l’attention se donne — lorsqu’on se sent respecté.

Enfin, il est difficile de ne pas voir dans ce loup mal-aimé un miroir de notre époque. Un être jugé avant d’être connu. Défini par sa réputation plus que par ses actes. Condamné à l’isolement jusqu’à ce qu’un regard neuf, souvent enfantin, vienne fissurer le récit dominant.

Dans une société fragmentée, polarisée, méfiante, cette figure résonne puissamment. Elle parle de nos peurs collectives, mais aussi de notre capacité — encore intacte — à les dépasser.

Si cette publicité touche autant, ce n’est donc pas seulement parce qu’elle est “belle” ou “bien faite”. C’est parce qu’elle dit, sans discours, quelque chose d’essentiel – nous avons besoin d’histoires qui nous réconcilient avec l’autre, avec l’enfance, et avec notre propre humanité.

Et si, pour une fois, une publicité y parvient mieux que bien des films, c’est peut-être le signe qu’il reste encore, dans les marges de la création commerciale, des espaces de grâce inattendus.

Encadré — Bloom dépose plainte : ce que l’ONG reproche à la publicité d’Intermarché

Que s’est-il passé ? L’ONG Bloom a saisi le Jury de déontologie publicitaire (JDP) mardi 23 décembre et demandé l’ouverture d’une procédure d’urgence au sujet de la publicité de Noël d’Intermarché, Le Mal Aimé. L’association ne vise pas “le conte” en tant que tel ; elle conteste certains passages du film et réclame leur retrait au nom des règles de communication responsable.

Le cœur de la plainte. Bloom estime que la publicité, perçue par beaucoup comme une fable “pro-végétarienne”, entretient une confusion entre “mieux manger”, végétarisme et consommation de poisson. Dans le récit, le loup change son régime, mais continue à manger du poisson, ce qui reviendrait, selon l’ONG, à diffuser un message implicite du type : “on peut être végétarien et manger du poisson” (ce qui correspond plutôt au pesco-végétarisme).

Deuxième reproche. La publicité accorderait aux animaux terrestres (hérisson, lapin, écureuil…) un statut de personnages sensibles (parole, émotions), tout en traitant les poissons comme des objets alimentaires, “déjà morts”, sans considération morale. Bloom y voit une banalisation de l’idée que le poisson serait un animal de moindre valeur ou de moindre sensibilité.

Troisième reproche. Une séquence de pêche très “facile” contribuerait à fabriquer un imaginaire d’abondance de la ressource halieutique et à minimiser l’impact environnemental de la consommation de poisson. Bloom replace enfin ce message dans le contexte des activités de la grande distribution et de la pêche industrielle.

Si la plainte de Bloom fait autant réagir, ce n’est pas seulement parce qu’elle vise une publicité populaire. Elle cristallise trois tensions contemporaines :

  • L’ère des images “avec âme” : après une année saturée de contenus générés, beaucoup de spectateurs voient dans ce film un manifeste implicite pour l’art humain. Toute critique semble alors “attaquer” un refuge émotionnel.
  • Le retour du sensible : le film invite à élargir l’empathie (le loup n’est pas un monstre). Bloom dit : “élargissons-la aussi aux poissons”. Deux cohérences morales s’affrontent.
  • Le soupçon envers les récits doux : quand une marque raconte un conte, certains y voient une respiration ; d’autres, une esthétisation d’intérêts industriels. La question devient : un beau récit peut-il rester innocent ?