Depuis que Léa Salamé a repris – temporairement ou non – les rênes du 20h de France 2, les réseaux sociaux se sont transformés en chambre d’écho brutale. Un mois, quelques séquences sorties de leur contexte, et voilà que se déchaîne une avalanche de critiques, parfois argumentées, souvent violentes, toujours symptomatiques de notre époque. À tel point que, selon plusieurs sources, la journaliste envisagerait de quitter le JT plus tôt que prévu. Une décision qui en dit autant sur la pression médiatique contemporaine que sur la difficulté d’incarner aujourd’hui la parole du service public.
Comparer Léa Salamé à Anne-Sophie Lapix, c’est mettre en regard deux écoles du journalisme télévisé, deux tonalités, deux cultures professionnelles, deux manières d’habiter l’écran – et, au-delà, deux visions du rôle des médias dans la démocratie.
Léa Salamé, la présence, le rythme… et l’exposition permanente
Léa Salamé n’est pas qu’une présentatrice de JT. Elle est une figure transversale du paysage audiovisuel avec ses matinales radio, grands entretiens politiques, émissions du samedi soir, débats électoraux. Elle est identifiée, incarnée, surexposée. Et cela a un coût.
Un style conversationnel dans un espace qui aime la neutralité
Là où le 20h demande une verticalité froide, Salamé apporte un style plus conversationnel, plus incarné, parfois plus spontané. Sa force en interview – empathie intelligente, capacité à relancer, présence chaleureuse – devient, dans un format comme le JT, une vulnérabilité.
Au 20h, l’expression d’une subjectivité, même minimale, est immédiatement perçue comme prise de position.
La critique, souvent adressée à elle, vise en réalité le service public
Beaucoup des attaques dont elle fait l’objet ne concernent ni sa compétence ni son professionnalisme. Elles concernent ce qu’elle symbolise pour le public :
- la journaliste « star » dans un univers qui en rejette désormais l’idée ;
- l’image d’un service public soupçonné de conformisme ;
- la tension permanente entre information froide et communication chaude ;
- la méfiance envers une élite médiatique perçue comme parisienne, homogène, coupée des réalités populaires.
La détestation de Salamé dépasse donc Salamé. Elle condense les frustrations accumulées envers France Télévisions et, plus largement, envers un système médiatique dont beaucoup ne savent plus s’il informe, s’il prescrit, ou s’il moralise.
Anne-Sophie Lapix, le contre-modèle devenu modèle… par contraste
Difficile de parler de Léa Salamé au JT sans que le nom d’Anne-Sophie Lapix n’apparaisse en miroir. Pourtant, les deux journalistes n’ont pas la même fonction, pas le même tempo, pas la même histoire.
Lapix, la technicité, la maîtrise, la sobriété
Anne-Sophie Lapix est ce que les sociologues du journalisme appellent une « figure institutionnelle ». Elle incarne la stabilité, la rigueur, un classicisme éditorial qui rassure une partie du public :
- ton uniforme et contrôlé ;
- distance méthodique ;
- priorisation de l’information sur la personnalité ;
- inflexibilité dans le questionnement ;
- peu – ou pas – de mise en spectacle.
C’est une forme de vertu professionnelle ; Lapix ne déborde pas de son cadre. Elle reste dans la liturgie du JT. Elle n’a ni la chaleur de Salamé, ni son incarnat émotionnel, ni son énergie d’intervieweuse. Elle joue dans une autre catégorie.
La misogynie ambiante – Lapix victime hier, Salamé aujourd’hui
Il y a une ironie cruelle dans le sort réservé aujourd’hui à Salamé ; Lapix elle-même fut, par le passé, la cible régulière d’attaques personnelles, parfois d’une misogynie transparente (“froide”, “hautaine”, “pas assez douce”, “pas assez souriante”). Aujourd’hui, on reproche à Salamé… l’inverse qui est d’être trop expressive, trop vivante, trop visible, trop “people”. Ce n’est pas anodin. Cela dit quelque chose de profond. Le seuil de tolérance envers les femmes à la tête d’un JT reste extraordinairement étroit. Trop lisses ou trop incarnées, trop professionnelles ou trop spontanées, aucune fenêtre n’est jamais la bonne.
Deux journalistes, un même piège ou l’impossible incarnation au temps des réseaux
Le JT n’est plus un temple, mais une scène d’exécution
Pendant des décennies, le 20h était un rituel national, presque sacré. Les journalistes y étaient protégés par la verticalité. Les téléspectateurs n’avaient pas les moyens d’analyser, découper, commenter, moquer, rejouer chaque seconde. Aujourd’hui :
- chaque question devient un “clip” ;
- chaque sourire devient un “angle idéologique” ;
- chaque intonation devient un “biais” ;
- chaque invité devient un défi moral.
Le JT n’est plus un lieu de transmission, c’est une arène-ring. Et la journaliste qui l’incarne porte, seule, une charge symbolique que plus aucune institution n’assume avec elle.
Le rôle des algorithmes : radicalisation par fragmentation
Le traitement réservé à Salamé est typique de ce que le rédacteur en chef d’Unidivers pointe comme étant la logique punitive des médias chauds :
- une séquence isolée ;
- un flot de commentaires indignés ;
- une amplification algorithmique ;
- une perception déformée (“elle est nulle”, “tout le monde la déteste”) ;
- une pression morale insoutenable.
Aucun être humain ne peut résister durablement à ce régime.
Que révèle cette affaire ?
1. Que le service public n’est plus perçu comme espace neutre
France Télévisions paie le prix de sa proximité avec l’État, réelle ou fantasmée. Toute personne qui porte cette parole devient suspecte.
2. Qu’une femme au 20h est toujours coupable par principe
Pas assez ceci, trop cela. Lapix et Salamé en sont les preuves symétriques.
3. Que nous avons renoncé à la complexité
Le spectateur ne s’interroge plus : Que fait la rédaction ? Quelle ligne ? Quelle organisation ? Qui décide ? Quels arbitrages ? Il attaque la personne la plus visible.
4. Que le public, désorienté, cherche des coupables plutôt que des explications
Le JT devient le miroir sur lequel on projette nos angoisses qui ont pour noms immigration, insécurité, moralisation, déclassement, méfiance envers Paris, fatigue démocratique.
5. Que les réseaux sociaux ont dissous la nuance
Et que l’on confond désormais systématiquement émotion, indignation, information et vérité.
Salamé vs Lapix, deux femmes, deux rôles… une même impossibilité ?
Au fond, ce que cette comparaison révèle n’est pas un duel de style. C’est une question plus sombre : Est-il encore possible, en 2025, d’incarner un JT sans devenir la cible d’une guerre des affects ?
Anne-Sophie Lapix rassure une partie de la France, mais elle est jugée distante par une autre. Léa Salamé attire l’attention, donne du rythme, mais son exposition permanente la rend vulnérable aux déformations de l’opinion. Les deux cherchent à informer ; et les deux sont prises dans un système qui ne veut plus vraiment être informé, mais confirmé.
Ce n’est pas “l’affaire Salamé”, c’est “l’affaire France”
L’hostilité qui entoure Léa Salamé depuis son arrivée au 20h ne dit pas tant quelque chose d’elle que quelque chose de nous :
- notre difficulté à faire confiance à une journaliste ;
- notre tendance à personnaliser des problèmes systémiques ;
- notre besoin de figures expiatoires ;
- notre incapacité à admettre la complexité de l’information ;
- notre dérive vers une démocratie émotionnelle, polarisée, affamée de certitudes.
Anne-Sophie Lapix et Léa Salamé ne sont pas les deux faces d’un conflit médiatique. Elles sont les deux victimes d’un même système. Et tant que nous continuerons à transformer chaque journaliste de premier plan en punching-ball numérique, il ne faudra pas s’étonner que la qualité du débat public continue de se dissoudre. Ni que les meilleures d’entre elles songent à tourner les talons.
Les femmes en proie à la violence numérique dans les métiers d’incarnation médiatique
Il serait malhonnête de parler de Léa Salamé et d’Anne-Sophie Lapix sans nommer clairement le décor de fond : la violence numérique qui s’abat sur les femmes visibles. Pas sur “les journalistes” en général, mais sur les femmes journalistes en particulier. Et encore plus lorsque ces femmes sortent, ne serait-ce que d’un millimètre, du script attendu – pas assez lisses, trop souriantes, trop sérieuses, trop ambitieuses, trop jeunes, trop âgées, trop féminines, pas assez, trop “racisées”, trop “parisiennes”, trop “bourgeoises”, trop “populaires”. Il n’y a pas de bonne case.
Dans les métiers d’incarnation – présentatrices, chroniqueuses, éditorialistes, animatrices – les femmes essuient un feu croisé qui n’a rien d’anecdotique. Les critiques éditoriales se doublent presque systématiquement de commentaires sur le corps, la voix, la tenue, l’âge, la sexualité, la maternité, le couple. Là où un homme sera jugé sur ses questions, une femme sera jugée sur ses cheveux, sa robe, son sourire, son “air”. Là où un présentateur “agressif” sera décrit comme pugnace, une présentatrice “pugnace” sera qualifiée de “hystérique”, “hautaine”, “insupportable”.
Cette violence change de nature quand on ajoute des dimensions minoritaires. Une journaliste racisée essuiera, en plus, insultes racistes et injonctions à “rentrer chez elle”. Une journaliste lesbienne verra sa sexualité convoquée, moquée, érotisée ou disqualifiée : “militante”, “partiale”, “obsédée par le genre”. Une journaliste issue d’une minorité religieuse – oui, y compris musulmane ou chrétienne protestante ou orthodoxe, dans un pays très catho-culturel – sera parfois renvoyée à un soupçon, à une loyauté douteuse, à une “agenda caché”. On ne parle plus ici de critique, mais de mise en procès de l’existence même de la personne à l’écran.
Cette violence numérique a des effets concrets tels que épuisement, autocensure, retrait des réseaux, renoncement à certains sujets, voire renoncement à certains postes. Beaucoup de femmes journalistes, surtout celles qui incarnent des journaux ou des grandes émissions, vivent aujourd’hui avec un niveau de harcèlement permanent que leurs prédécesseurs n’auraient pas imaginé. Il ne s’agit plus seulement de “supporter les critiques”, mais de faire face à un flux continu d’attaques parfois coordonnées, souvent anonymes, presque toujours genrées.
On peut bien sûr s’arc-bouter sur l’argument classique qui est “C’est le prix à payer pour être une figure publique.” Il est temps de reconnaître qu’il s’agit d’un prix différent – et nettement plus élevé – pour les femmes que pour les hommes. Tant que nous feindrons de l’ignorer, nous continuerons à commenter l’“affaire Salamé” ou les “polémiques Lapix” comme de simples débats éditoriaux, alors qu’elles sont aussi, très profondément, des révélateurs de la façon dont notre société traite les femmes qui prennent la parole face caméra. Et tant que cette question ne sera pas prise à bras-le-corps – par les rédactions, par les directions, par les législateurs, mais aussi par le public – la moitié du pays continuera d’apprendre, dès qu’elle s’expose, qu’elle n’a pas tout à fait le droit d’occuper l’espace.
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