Samedi 31 janvier, 18h00. C’est la première de Lohengrin à l’opéra de Rennes. Ça y est, nous y sommes. Les éclairages de l’opéra de Rennes baissent d’intensité, peu à peu, une pénombre complice étend ses voiles sur un public déjà attentif. Ce que nous attendions depuis un an et demi, date de la mémorable Walkyrie, va enfin prendre corps sous nos yeux. Disposé à être émerveillé, c’est figé dans un silence de cathédrale que le public de l’opéra, qui ne compte plus aucune place de libre, s’apprête à accueillir le chevalier au cygne.
Avec lenteur et une infinie douceur, le prélude du premier acte égrène ses notes presque confidentielles en prenant son temps. Les violons semblent s’éveiller, ils habillent le silence d’une mélodie si délicate que tous retiennent leur souffle pour ne pas troubler l’harmonie et la magie de ce moment précieux. Peu à peu, la musique prend de l’ampleur et, d’un souffle discret, devient une ample respiration. La dimension légendaire de la musique wagnérienne s’affirme dès les premiers instants, cette transcendance ne nous quittera plus.
Le rideau s’ouvre sur un décor à couper le souffle. Son créateur, Rifail Ajdarpasic, a situé la scène dans les bureaux souterrains d’une administration kafkaïenne où des bureaucrates anonymes s’agitent mécaniquement sur des gradins qui évoquent les amphithéâtres de physique-chimie de notre enfance. Les côtés et le mur du fond sont tapissés de cartons d’archives. Le tout installe une ambiance un peu oppressante. Certains situent les événements dans une Angleterre assiégée ; d’autres perçoivent le côté implacable d’une bureaucratie allemande aux ordres d’un pouvoir autoritaire. La place est laissée à l’interprétation… Les costumes de Cristoff Cremer – entre uniforme et tenue de travail aux couleurs volontairement sans relief – contribuent discrètement, mais avec efficacité à cette perceptible déshumanisation.
C’est Grégory Franck, en roi Heinrich der Vogler, qui entame les hostilités. Sa voix forte et adaptée au rôle s’améliorera encore durant les actes suivants pour atteindre toute sa dimension. Les chœurs de l’opéra de Rennes l’encadrent avec vaillance et démontrent que l’importance de leur place n’a pas été prise à la légère. Il est juste de rendre un hommage vibrant à Gildas Pungier, chef de chœur, comme à tous les choristes bretons pour leur niveau d’exécution qui est éblouissant. Notamment sur deux plans : la qualité vocale (et c’est bien sûr la moindre des choses) et la place capitale qu’ils jouent dans la mise en scène de Carlos Wagner. Cette première « bonne impression » ne se démentira pas par la suite, bien au contraire, et la visible qualité de leur prestation conduira à un second acte époustouflant, puis à un troisième acte d’une palpable émotion.
Anton Keremitchev campe avec une imposante autorité Friedrich von Teralmund, le très manipulable adversaire de Lohengrin. Il incarne parfaitement l’idée que l’on se fait d’une voix wagnérienne. Il est d’ailleurs rejoint dans cette dimension par une Catherine Hunold qui confirme tout le bien que nous pensions d’elle. Leur duo au début du second acte restera un moment particulier tant la puissance de leur voix et la dimension théâtrale qu’ils manifestent sur scène les placent un cran au-dessus du reste de la distribution.
Revenons d’ailleurs sur Catherine Hunold. Dès son arrivée sur scène, coiffée à la manière de la fiancée de Frankenstein, elle incarne le personnage de la méchante avec jubilation. Allumant un cigare accoudée au mur comme une fille des rues, elle laisse éclater avec un incroyable talent toute la haine de son personnage. Sa voix puissante et belle emplit l’espace et nous laisse incrédules. Elle saura tout au long de l’œuvre exprimer la duplicité et le caractère manipulateur de Ortrud. Elle est simplement exceptionnelle.
De son côté, Kirsten Chambers possède de réels atouts pour incarner une Elsa idéale. Elle est jeune, c’est une belle personne, sa voix est capable de donner de la puissance quand il le faut et son sens du théâtre la rend crédible. Un petit bémol, toutefois, mais elle n’en est pas responsable, le pitoyable imperméable et la robe assez médiocre qu’elle porte la mettent peu en valeur – il s’agit de Elsa von Brabant et non de Cosette ! Heureusement, elle sait nous faire oublier ce navrant détail grâce à l’émotion suscitée par son interprétation passionnée. Nous l’accompagnons dans sa souffrance et ses doutes tout au long de l’œuvre. Elle vit un authentique moment de gloire lors de l’essayage de la robe de mariée. C’est une véritable scène d’apothéose où tout un public vit un moment musical et vocal proche de l’extase.
Le rôle de Lohengrin exécuté par Christian Voigt se passe de commentaires. En effet, tombé malade à son arrivée à Rennes, il peine parfois et sa voix n’est pas toujours ce qu’elle devrait être ; mais avec courage, il incarne son personnage jusqu’au bout. Lui aussi sait nous émouvoir, particulièrement à la fin du deuxième acte : debout sur les tables au beau milieu de la scène dans une attitude christique, son chant est porté par les chœurs dans un sublime moment musical.
La mise en scène de Carlos Wagner est plutôt convaincante, si l’on considère que tout l’opéra se déroule en un même lieu. Elle réussit à être vivante, animée, et quelques idées plaisantes confèrent même à la musique un relief particulier. Au début du troisième acte, à la surprise du public, les portes donnant sur les couloirs de l’opéra restent ouvertes ; c’est par toutes ces issues que les voix se répandent et tournoient dans la salle en nous faisant perdre la notion d’espace. Quant au moment de l’arrivée de Lohengrin sur scène, les estrades de la scène s’ouvrent en deux en laissant apparaître le chevalier légendaire tiré par un cygne. Ce parti-pris n’a pas fait l’unanimité et semble un peu anachronique si on ajoute le très déroutant costume de Charles Vannier, entre couche-culotte et camisole de force…
Le dernier motif de satisfaction, last but not least, est le fruit de l’Orchestre symphonique de Bretagne. Sous la houlette de Rudolph Piehlmayer, l’OSB enchante le public par la qualité de sa sonorité. Sa rigueur n’a rien à envier à de grandes formations allemandes. Deux groupes de cuivres habilement placés dans les loges de part et d’autre de la scène se répondent. La harpe et les timbales dans la même situation semblent opposer la douceur et la force. Bien entendu, nous sommes plus attentifs au pupitre des cuivres, particulièrement sollicité – son brio nous donne entière satisfaction.
Voilà, vous savez tout (ou presque) de la belle soirée que nous avons passée à Rennes. Il est malheureusement inutile de vous rendre à l’opéra pour les prochaines représentations, car aux dernières nouvelles tous les sièges sont réservés. Mais comme l’affirmaient les Latins « audaces fortuna juvat », la fortune sourit aux audacieux…
Wagner Lohengrin
Janvier Samedi 31, 18h Février Lundi 2, 19h, Mercredi 4, 19h,
Vendredi 6, 19h REPRÉSENTATION ANNULÉE
Opéra romantique en trois actes
Livret de Richard Wagner (1850)
Spectacle chanté en allemand, surtitré en français
Toute la programmation de l’Opéra de Rennes
DIRECTION MUSICALE RUDOLF PIEHLMAYER
MISE EN SCENE CARLOS WAGNER
DECORS RIFAIL AJDARPASIC
COSTUMES CHRISTOF CREMER
LUMIERES CHRISTOPHE PITOISET
ORCHESTRE SYMPHONIQUE DE BRETAGNE
CHŒUR DE L’OPERA DE RENNES, DIRECTION GILDAS PUNGIER
HEINRICH DER VOGLER GREGORY FRANK
LOHENGRIN CHRISTIAN VOIGT
ELSA VON BRABANT KIRSTEN CHAMBERS
FRIEDRICH VON TELRAMUND ANTON KEREMIDTCHIEV
ORTRUD CATHERINE HUNOLD
DER HEERUFER DES KÖNIGS NICKOLA EFREMOV
Crédit photo : Laurent Guizard