Et si l’on pouvait entendre la vigne ? Non pas seulement dans le bruissement de ses feuilles ou le craquement de ses sarments au soleil, mais dans la tension des existences qu’elle sculpte jour après jour ? Avec Seules les vignes, Lolita Sene signe un roman vibrant de réalisme et de sensualité où le végétal, le minéral et l’humain s’enlacent dans un ballet à la fois cruel et magnifique.
À rebours des clichés bucoliques ou des mythes édulcorés autour du vin, l’autrice nous offre ici un texte court mais dense, comme une rafle chargée, qui raconte, sans fard, la rudesse et la beauté du travail de la vigne. Deux couples, une année, quatre saisons, et la fureur des éléments. Voilà le canevas, simple en apparence, d’un récit haletant qui pulse au rythme de la météo, des machines, du sol et de la fatigue.
Car Lolita Sene connaît son sujet. Elle l’a dans les mains, dans les bras, dans les reins. Vigneronne elle-même à Rochefort-du-Gard, passée de la fureur des nuits parisiennes à la poussière des chemins viticoles, elle écrit la vigne comme d’autres écriraient la guerre ou la mer. On sent chez elle la piqûre de la grêle sur les raisins, l’angoisse devant un mildiou persistant, la jubilation d’une fermentation réussie, la violence d’un échec. Et c’est là l’une des forces singulières de Seules les vignes : faire surgir de ce travail agricole une dramaturgie intime, une tension romanesque presque tragique.
Dans le petit village du Sud-Est où se déploie le roman, deux binômes s’opposent et s’entrelacent : Arnaud, la cinquantaine, néo-vigneron animé d’une foi météorologique, affronte la terre avec candeur et entêtement. Face à lui, le couple aguerri de Jeanne et Vincent, soudé mais cabossé, livre un autre visage du métier : celui de l’endurance, des désillusions, du corps meurtri. Au fil des pages, les alliances se font, se défont, les corps souffrent, les nerfs lâchent. Seules les vignes, ce sont aussi seules les vies, tenues par un fil, parfois résilient, parfois rompu.
Le roman, très dialogué, se lit à hauteur d’homme et de femme, au ras du sol. Les mots sont taillés comme des ceps : noueux, sobres, efficaces. On pense parfois à Christian Signol pour le lyrisme discret, à Marie-Hélène Lafon pour la densité rurale, ou même à Pierre Bergounioux pour cette obsession de la transmission par le geste. Sauf qu’ici, le style reste ouvert, direct, contemporain, presque cinématographique, avec un sens très affûté du montage narratif.
Dans Seules les vignes, on parle d’engagement physique, de choix de vie, d’effondrement silencieux aussi. Le monde extérieur est peu présent, mais les bouleversements climatiques, eux, sont partout : dans la peur d’un orage, dans l’eau qui manque ou qui noie, dans les déséquilibres biologiques d’un sol exsangue. À sa manière, le roman devient une méditation sur notre lien au vivant et sur les limites de notre endurance face à une nature qui ne négocie pas.
On sort de ce texte comme d’un rang de vigne après la taille d’hiver : épuisé, mais éveillé. Et surtout, bouleversé par cette évidence : le vin, ce n’est pas seulement une affaire de goût. C’est une affaire de chair, de temps, de risque. Une affaire de vie. Et Lolita Sene, dans cette fiction-racine, nous le rappelle avec intensité.
Seules les vignes,
Lolita Sene, Le Cherche Midi, janvier 2025
128 pages, 16,50 €
