Marcher avec Anamosa : une ligne éditoriale engagée, critique et fragile

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anamosa edition

« Tu marches avec moi » : tel est le sens du mot « Anamosa» en langue sauk. Une invitation à cheminer avec l’autre, à penser avec. Depuis sa fondation en 2016, la maison d’édition indépendante dirigée par Chloé Pathé s’est imposée dans le paysage intellectuel français comme un laboratoire éditorial à part, où sciences humaines, histoire critique, politique du langage et formes alternatives d’écriture dessinent les contours d’une contre-culture savante et populaire.

Une politique éditoriale assumée : déhiérarchiser les savoirs

Anamosa ne publie pas des essais neutres : elle produit des objets pensants, politisés, situés. Chaque livre, revue (comme Sensibilités), collection (Le mot est faibleChaki) s’inscrit dans un projet plus large : déhiérarchiser les savoirs, faire entendre des voix peu écoutées, déplacer les évidences du discours dominant. On y interroge les normes, les récits nationaux, les catégories figées de la modernité occidentale. Ce choix de publier moins (5 à 12 titres par an) mais mieux, avec une exigence formelle et intellectuelle rare dans l’édition généraliste, donne à la maison une cohérence forte. C’est une maison où la forme du livre (couverture, pagination, typographie) est aussi politique que son contenu.

Penser contre le pouvoir, mais avec les archives

Historiens, sociologues, linguistes, anthropologues, artistes : les auteurs publiés chez Anamosa explorent la matérialité des vies, des langues, des corps, souvent à travers une critique radicale du pouvoir. On y lit par exemple :

  • « Patron » de Michel Offerlé, qui démythifie la figure patronale ;
  • « On ne peut plus rien dire… Liberté d’expression ; Le grand détournement » de Thomas Hochmann, contre les fictions de la censure woke ;
  • « Nation » de Sarah Mazouz, qui interroge le racisme structurel de l’État républicain.

Ces essais ne prétendent pas à l’objectivité : ils prennent parti. Mais ils le font avec des méthodes universitaires rigoureuses, une attention au matériau, un amour pour les sources. La critique chez Anamosa est incarnée, située, documentée.

Le pari des mots faibles

La collection Le mot est faible, dirigée par Christophe Granger et qui fait la notoriété de la maison, s’en prend frontalement aux mots piégés du débat public : « laïcité », « progrès », « intégration », « égalité des chances », « liberté d’expression »… Le geste est courageux, mais aussi risqué. On pourrait lui reprocher un certain biais : l’herméneutique du soupçon y devient parfois réflexe, et le sens des mots semble parfois s’effondrer sous le poids de leur déconstruction. À force de contester chaque vocable, ne risque-t-on pas d’entériner une impuissance du langage à dire le commun ? Mais c’est là qu’Anamosa fonde son ADN fabricatoire : dans la tension entre le mot et la chose, entre l’idéal et son renversement, entre l’utopie de penser autrement et la lucidité sur les violences symboliques à l’œuvre dans la parole même.

Une maison fragile, et c’est sa force

Anamosa n’est pas une multinationale du livre. C’est une petite structure, fondée avec des moyens limités, qui repose sur la passion de quelques personnes, dont Chloé Pathé, Christophe Granger ou Doris Audoux. La ligne est tenue au prix de choix économiques drastiques. Le lancement récent de la collection de poche Chaki (mot sauk signifiant « petit ») en témoigne : il faut ouvrir de nouveaux lectorats sans diluer l’identité. Mais cette fragilité est aussi ce qui fait la valeur d’Anamosa. C’est une maison qui ne cherche pas la croissance, mais la cohérence. Une maison qui ne séduit pas, mais qui travaille — lentement, intensément — à faire advenir une pensée qui ne cède pas aux facilités éditoriales ni à l’air du temps.

Arpenter, raconter, habiter : deux livres-manifestes

Deux ouvrages, signé de Martin de la Soudière, cristallisent à eux seuls l’ambition poétique et politique d’Anamosa : Arpenter le paysage (2022) et Par monts et par veaux (2024).

Dans le premier, Martin de la Soudière, ethnologue du « dehors » et du temps qu’il fait, se livre à l’introspection. Cet essai autobiographique sur le paysage est un retour aux origines, une entrée sur le terrain pour l’ethnologue féru de géographie… Véritable « entrée en paysage » qui a pour cadre la montagne, celle des Pyrénées en particulier. Avec Martin de la Soudière, géographe et écrivain, l’exploration du monde se fait lente, sensible, pédestre. Il ne s’agit pas de dominer l’espace, mais de l’habiter autrement, de le lire à travers les pas, les gestes, les rythmes. L’arpentage devient alors une méthode de connaissance alternative, un art de vivre et de penser contre l’accélération néolibérale.

Dans Par monts et par veaux, Petit abécédaire des paysages, l’auteur délivre un atlas narratif. D’alpage en verger, de bocage en sommet, d’étang en marais… Voici quelques-uns des motifs qui marquent en profondeur le territoire de la France. Dans cet abécédaire délibérément lacunaire, Martin de la Soudière en a répertorié vingt-deux et les décline de manière généreuse et joyeuse, selon cette approche qui lui est propre, personnelle et polyphonique, autant littéraire que géographique.

Un positionnement politique en tension

On l’aura compris : Anamosa est une maison clairement ancrée à gauche, parfois très à gauche. Une gauche critique, décoloniale, féministe, écologique, antinormative. Radicale ? Non, car le savoir semble primer sur le mot d’ordre. Les livres publiés ne sont pas toujours en accord les uns avec les autres et l’entre-soi militant apparait traversé de doutes, de relectures, de réinventions. Ce n’est pas une maison militante au sens d’un programme à suivre, mais une maison inquiète, en quête de formes nouvelles pour dire le monde. Certes, la posture critique permanente risque de tourner à la clôture entre convaincus. Mais il serait injuste de réduire Anamosa à une bulle idéologique. Ses livres tendent la main, précisément, à celles et ceux qui doutent, qui cherchent, qui n’entrent pas dans les cases. Et tant mieux si l’édition française multiplie les bulles idéologiques tant que ces dernières savent communiquer entre elles. Ce qui n’est, du reste, hélas pas gagner… Mais c’est un autre sujet.

« On ne peut plus rien dire… » – Thomas Hochmann (avril 2025)

Un troisième ouvrage mérite d’être mis en exergue. Paru en avril 2025 dans la collection Le mot est faibleOn ne peut plus rien dire… – Liberté d’expression : le grand détournement de Thomas Hochmann a connu un retentissement rare pour la maison. L’écrivain juriste examine la stratégie qui consiste à crier à la censure à la moindre contradiction afin de déréguler le débat public. Conçu comme un aiguillon contre les discours alarmistes sur la censure et le « wokisme », ce petit essai militant, accessible (5 € en format poche), s’est vendu à plus de 11 000 exemplaires, un exploit d’envergure pour une maison de la dimension d’Anamosa.

Ce succès n’est pas qu’une performance commerciale. Il indique une porosité entre la rigueur critique et l’urgence civique. Hochmann déploie sa réflexion avec pédagogie et ton mordant en déconstruisant les effets de filtre médiatiques et politiques sur la liberté d’expression. Il reste fidèle à la démarche Anamosa : ni panique conservatrice ni lâcher prise libertaire, mais une critique argumentée, étayée, et profondément documentée — ici, par l’analyse des discours contemporains. Alors que la rue et les plateaux font résonner cette même expression d’impuissance collective, l’essai vient offrir outils et repères au lecteur engagé, en quête de nuance et de sens.

Marcher, mettre un pas dans le pas de l’autre (et recommencer)

Anamosa ne fait pas consensus. Elle n’est pas une maison dogmatique de gauche radicale, mais une maison radicalement réfléchissante où la pensée n’est pas un mot d’ordre mais une promenade risquée. Elle le sait, et l’assume. Elle n’a pas vocation à plaire à tous. Mais elle rappelle que l’édition peut être un lieu de courage intellectuel, d’invention formelle et de solidarité critique. Dans un paysage éditorial et universitaire français assez uniformisé, souvent anesthésié, son exigence dit quelque chose des voies de manifestation nécessaire de la pensée critique. Bref, marcher avec Anamosa, ce n’est pas adhérer à une ligne radicale. C’est accepter de se déplacer. Quant à savoir si elle encourage l’ouverture des bulles de pensées et le déplacement des motifs politiques, c’est, comme je l’ai remarqué plus haut, un autre sujet.

Eudoxie Trofimenko
Et par le pouvoir d’un mot, Je recommence ma vie, Je suis née pour te connaître, Pour te nommer, Liberté. Gloire à l'Ukraine ! Vive la France ! Vive l'Europe démocratique, humaniste et solidaire !