Traiter de la prostitution dans les milieux bourgeois des années 1930 avec réalisme, mais sans voyeurisme, c’est le pari réussi de la BD Miss pas touche qui vient de réunir ses quatre premiers tomes en un seul volume. On découvre de drôles de choses derrière le trou de la serrure.
C’est un salon au velours rouge. Cosy. Chaleureux. De grandes banquettes sont prêtes à accueillir des couples. Des jeunes filles plutôt, qui attendent de vieux messieurs. En fait des jeunes ou des vieux. Des riches surtout. Cela ressemble à une maison close, car on visite une reconstitution d’un de ces bordels qui pullulaient à Paris dès la fin du dix-neuvième siècle dans la capitale. Et ce fac-similé de la luxure on pouvait le découvrir au musée d’Orsay jusqu’au 17 janvier dans le cadre de l’exposition « Splendeurs et Misères. Images de la prostitution ». Depuis plusieurs années, le voile se lève en effet sur ce phénomène d’une société corsetée dans une morale rigide qui préservait les apparences. À l’image de la vie d’Édouard Manet et de la haute bourgeoisie, le mariage est pendant des décennies, dans ces milieux, une convention où la femme assure la lignée et où l’homme assouvit ses besoins sexuels en dehors du cercle familial. Véritable rite institutionnalisé cette coupure entre le « dedans et le dehors » se retrouve jusque dans des lieux publics comme l’opéra Garnier où les loges dissimulent les rencontres illicites. Maupassant et la « Maison Tellier » évoquait à l’époque cette hypocrisie, mais ces dernières années les historiens comme Alain Corbin (« les filles de noce ») et même le cinéma avec des films comme « L’Apollonide » de Bertrand Bonello ou des séries télévisées telles « Maison Close » ont dénoncé la condition des femmes dans ces établissements. La BD ne pouvait ignorer cet univers et à son tour, après Toulouse-Lautrec ou Degas, elle a soulevé le rideau.
Dès 2006 Kerascoët et Hubert inauguraient une série intitulée « Miss Pas Touche », avec l’album « La Vierge du Bordel ». Neuf années plus tard, les quatre premiers volumes de la série sont réunis dans un magnifique album au plus grand format, aux couleurs retravaillées et explosives, avec des dessins de couverture, sans titrage, exceptionnels et 24 pages de dessins inédits, de croquis. Un honneur réservé à quelques BD de grande qualité. Et cet honneur « Miss Pas Touche » le mérite. Le prétexte de l’histoire est simple. Agathe, jeune femme bonne vivante et délurée est assassinée peut être par un mystérieux boucher des guinguettes. Sa sœur Blanche, plutôt coincée, veut enquêter et va devoir se faire embaucher pour mener à bien son enquête, dans une maison de passe. Ce sera « Le Pompadour ». Refusant tout contact avec les clients, elle va devenir néanmoins une coqueluche de l’établissement en créant une « spécialité » où elle excelle. L’enquête sera bouclée grâce à un habile scénario en deux volumes avant de s’élargir et de gagner en gravité par la suite. Enquête policière, dessins moqueurs avec des portraits de mégère à la Dubout « Miss pas Touche » est aussi, l’air de rien, une formidable enquête documentée sur les lupanars des années trente qui s’inspirent directement des établissements côtés de l’époque comme Le Sphinx, le One Two Two ou Le Chabanais, qui côtoient des bordels plus populaires comme le Panier Fleuri, véritable bouge infernal.
Avec délicatesse et même parfois humour, les auteurs dénoncent néanmoins férocement ces conventions bourgeoises qui cachent les perversions d’autant plus fortes qu’elles sont dissimulées derrière un vernis social intolérant et strict. Leur talent évite le sordide, mais l’air de rien, par petites touches, il permet d’évoquer l’ignominie d’une classe sociale masculine, riche et protégée, qui ouvre le plastron et sombre jusqu’à la bêtise dans des situations grotesques. « Ce qui est convenable pour les grands de ce monde ne l’est pas pour un petit commis de l’État », déclare sans rire le Préfet à son secrétaire. Tout est dit. L’immersion documentée nous fait découvrir les connivences avec les forces de police, avec le monde politique, sources d’abus de pouvoir.
Les conditions des femmes dans ces établissements sont parfaitement décrites et on les suit dans leurs fantasmes de reconversion, leur fichage, leurs visites médicales, leur enfermement physique et financier. À travers de magnifiques portraits comme celui de la mère maquerelle, d’une Joséphine Baker travestie, et de jeunes filles qui pépient et jacassent comme pour mieux oublier leur situation, Hubert et Kerascoët s’amusent à glisser cette superbe oie blanche qu’est Miss Pas Touche, toute de noir vêtue. En changeant de coupe de cheveux, elle ressemble à Kiki de Montparnasse et s’éloigne du piège de la naïveté d’une Bécassine inconsistante et bête. Son absence de vice et son simple bon sens créent un décalage qui permet d’oublier des situations violentes ou scabreuses comme des crimes les plus odieux pratiqués sous la protection des riches ou des puissants.
Le dessin qui n’est pas sans rappeler les couleurs et le trait de Joann Sfar et de son Chat du rabbin, notamment dans la manière de traduire le mouvement, a été magnifié dans cette édition. Les couleurs d’une pureté totale des premiers tomes expriment la violence des rapports humains alors qu’au fil des pages la palette s’éclaircit parfois pour ajouter la tendresse nécessaire à un tableau qui deviendrait trop noir. L’espoir et l’amour ont encore leur place même dans cet univers.
Réussie, cette série traite sur un ton léger et un scénario digne des BD les plus traditionnelles un sujet scabreux en évitant le sordide et l’horreur.
Quand on referme l’ouvrag on se dit que même si Madame Claude vient de mourir, Miss Pas Touche pourrait continuer son enquête de nos jours. Elle trouverait encore probablement de drôles de lieux cachés derrière de grands rideaux rouges.
Miss pas touche, dessin Kerascoët, Hubert scénario et couleur, Édition Spéciale chez Dargaud, 200 pages, 39 €
Cet album inclut les quatre épisodes suivants : La vierge du Bordel, Du sang sur les Mains, le Prince Charmant, Jusqu’à ce que la mort nous sépare.
Public : Ado-Adulte – À partir de 16 ans
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