Depuis Le Chagrin, Lionel Duroy écrit ses traumatismes d’enfance pour continuer à vivre. Après une résilience recherchée, il semble trouver enfin, avec ce dernier roman, une forme d’apaisement. Pour son bonheur et celui de ses lecteurs.
Avoir 70 ans est ce le début de la sagesse, de la gratitude, du pardon? En lisant le superbe dernier roman de Lionel Duroy on peut légitimement se poser la question. Cela fait trente ans que Lionel Duroy, de livre en livre (avec son autre obsession la compréhension des bourreaux de l’Histoire), raconte les traumatismes de son enfance : Toto, un père inconséquent, la baronne, une mère qui sombre dans la folie, un enfer inimaginable raconté en 2010 avec le magistral Le Chagrin et qui causa la rupture avec ses neuf frères et soeurs. Cette histoire livrée par l’écriture à tous, provoqua une libération personnelle, mais aussi un nouveau traumatisme familial. Ses quatre enfants nés de deux mères différentes furent ainsi interdits de rencontres avec le reste de la famille. Lui-même fut exclu totalement du groupe familial. Menaces et procès l’isolèrent pour longtemps. Alors Lionel Duroy, à un « âge déjà bien avancé » a enfin envie de « refermer le Chagrin, et de boucler quelque chose. C’est tellement con la colère ! (NDLR: Colères fut pourtant le titre d’un roman publié en 2011). Ça vous aveugle, ça vous obture ».
Aussi imagine-t-il dans son dernier ouvrage, de renouer le dialogue avec sa fratrie, ses ex-épouses, ses propres enfants autour d’un repas familial qu’il organise. Dix neuf à table pour raconter le passé, expliquer ses erreurs, justifier les actes et se dire que quelque soient les torts et les travers de chacun, on aime sa famille. Pour la première fois, Lionel Duroy qui nous a habitué aux longues introspections nous livre un texte plus court, sans chapitre où prédominent les dialogues vifs, naturels, justes et empreints d’une formidable modestie et tolérance. La multiplicité des personnages permet d’appréhender tous les points de vue et contribue à jeter un regard de tolérance sur les croyances de chacun.
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Au-delà des outrances de leur enfance commune, on retrouve autour de cette table nos repas de famille, ceux de Noël, des vacances, ces moments où il est bon de se retrouver même si chacun a fait sa vie, si les choses à partager sont rares. On se retrouve, on s’embrasse, on se dit parfois au détour d’une phrase anodine des choses cachées ou tues depuis des décennies. Et on se tient, on se touche, on se voit simplement lié par le fait d’avoir partagé ensemble les premières années de sa vie. Un lien auquel pour la première fois Lionel Duroy donne une valeur forte, voire indispensable. Il écrit comme on filme, passant d’un groupe à un autre, d’une ambiance collective à quelques apartés. La caméro, le stylo saisissent des moments forts dans leur simplicité, comme un documentaire ou un film super huit sorti du tiroir. L’institution familiale se révèle finalement un socle indispensable même quand les fondations sont en apparence quasi inexistantes ou destructrices. Et Paul/Lionel pourra même au détour d’une conversation se décharger d’un « crime » qu’il croyait avoir commis.
Dans ces retrouvailles imaginées et souhaitées, une nouvelle fois l’écrivain justifie sa démarche et sa nécessité d’écrire leur histoire. Un leitmotiv comme une volonté d’être enfin compris de sa famille.
Je dis que je dois écrire, Agnès, parce qu’il me semble indispensable de nommer tout ce qui survient dans la vie. (…). Quand je raconte la première fois que nous avons fait l’amour, ce n’est pas pour t’embêter ou te faire honte, ce n’est rien de tout ça, c’est seulement que ce fut une telle émotion que je dois absolument la décrire, pour la comprendre, pour la retenir.
Écrire, encore et toujours. Écrire et se justifier perpétuellement de le faire.
On peut, avec Lionel Duroy, espérer que ce texte, qui a été adressé aux frères et soeurs avant publication et dont il précise qu’ils l’ont aimé, ne soit plus une fiction, mais devienne une réalité. On pourrait alors se dire que toutes les blessures même les plus impensables de l’enfance ont un jour une fin. Pour Duroy, l’écriture et une dizaine de romans consacrée à son histoire lui ont permis de trouver cette forme de sérénité. Pour d’autres membres de sa famille, la religion, le métier, une « autre » famille, l’amnésie volontaire, ont permis de continuer à vivre. On sort de ce livre ainsi ragaillardi, avec le sentiment que chacun peut survivre à ses traumas plus ou moins importants. On est heureux aussi pour le romancier. Lorsque l’on s’est « connecté » au moins une fois avec son oeuvre et sa vie on garde son ombre près de soi pour la vie. Comme un guide, un ami ou un éclaireur. Et quand un ami vous écrit qu’il va mieux, on va mieux aussi.
Nous étions nés pour être heureux de Lionel Duroy. Éditions Julliard. Parution 22 août 2019. 222 pages. 20€.