Philippe Trétiack ! Avec ce nom qui claque comme une balle, on le verrait bien en reporter de guerre. En fait, il est grand reporter… pour ELLE ! Ne souriez pas, le grand magazine féminin ne se contente pas d’envoyer des journalistes dans les défilés de mode. Celui-là a sillonné les routes du monde et il l’offre dans sa « nudité fracassée » au fil de ce premier roman. Rencontre à la librairie des écrivains* (bien sûr !)
Un reporter ne voyage jamais seul. Il est accompagné d’un photographe, d’un interprète, d’un chauffeur ou d’un « fixeur », terme francisé qui désigne celui qui arrange les rendez-vous dans les pays difficiles et y conduit les journalistes (tel Hussein Hanoun al Saadi qui fut pris en otage avec Florance Aubenas). On leur donne rarement la parole. Trétiack en fait les commentateurs d’une vie de reporter. La sienne ? Il jure que « toute ressemblance avec des faits et des êtres réels ne serait que pure coïncidence », mais admet qu’il s’est inspiré de reportages effectués autour du monde. Que ce soit à Bhopal, à Bucarest, à New York, à Delhi, à Moscou ou La Havane, il a donné tellement de « chair » à ces collaborateurs qu’on se surprend à chercher sur internet à quoi peuvent ressembler Fernando, Yuri, Abaigh, Vlad, Taoufik ou Freddie. Il faut dire que parcourir la planète au nom d’un magazine valorisant les anorexiques dans des pays où on ne sait pas trop ce qu’on va manger le soir (ou alors des plats truffés de césium 137 (à Tchernobyl) doit être un peu déstabilisant.
Pas étonnant que le globe-trotter se pose la question de sa légitimité : « mon questionnement va bien au-delà. Cette réflexion intime s’appuie sur les réflexions supposées des hommes et des femmes croisés sur la planète. Chacun son chapitre. Une sorte de scénario dont chaque scène trouve sa justification dans le dernier chapitre ». Celui où « Philippe Trétiack, journaliste reporter » prend la parole. Et là – fiat lux ! – l’auteur comprend qu’il s’illusionnait : « espérant aller à la rencontre du monde, je plongeais dans une mare de spectres titubant en Pologne, en Ukraine, à Drancy ». Il avait beau cavaler, bourlinguer, il faisait du sur-place. Il a « foutu le camp, déterminé à faire corps avec la masse des opprimés », découvrant que d’ « autres pouvaient se réclamer de la misère et exhiber leurs malheurs ». Alors que dans tous les chapitres, il y a une évocation du père (au singulier), dans le sien, il passe au pluriel : « nos pères, je les retrouvais dans tous ces êtres brisés par des régimes corrompus, assassins et brutaux, dans ce misérable rond-de-cuir roumain (…), dans ces silhouettes entrevues dans les lacets des routes de montagne d’Afghanistan ».
Comment qualifier ce livre qu’on a supposé d’abord comme une compilation d’articles ? « Le mot roman est le plus adapté, même si je préfère le terme américain de narrative fiction, incarné magnifiquement par Le Chant du Bourreau de Norman Mailer ».
Alors, portrait du chaos du monde ou évocation de la saga familiale ? « Les deux. J’ai le sentiment que je n’ai pas rendu justice à mon père, et je suis convaincu que si on a un message à passer à la famille, il faut en faire un bouquin ».
Les livres, il en a lu beaucoup, avec une prédilection pour la littérature russe : « J’ai mis des années à pouvoir raconter l’histoire de Gogol sans pleurer ». Il cite aussi Ivan le Terrible, « le père qui a tué son fils. Un acte fondamental dans l’histoire de la Russie. Pays que j’aime et que je veux fuir dès que j’y suis ».
Son travail ? « J’ai travaillé pendant quinze ans un peu comme un psychanalyste, attendant que les gens me lâchent un truc énorme ». Un exemple ? « Un jour à Strasbourg, je devais interviewer Antonio Tabucchi. C’était nul. On n’y arrivait pas. Alors on se lève, on va marcher le long de l’Ill. La conversation s’engage. Je lui demande d’où il est originaire. Il me répond : de Pise. Et là, j’ai une intuition : son œuvre repose sur le déséquilibre ! À partir de là, le dialogue devint fructueux ».
Dirait-il comme un de ses personnages qu’il a eu de la chance ? « Oui, j’ai eu des rédacteurs en chef formidables, notamment Jean-Dominique Bauby ».
Avant d’arriver à l’écriture, il a passé son diplôme d’architecte-urbaniste, comment expliquer cette évolution? « Après mes études, j’ai décidé qu’il était temps de m’ouvrir au monde. Les architectes ont une capacité d’abstraction du réel, moi il me faut du concret et puis vous savez, à 13 ans, mes parents m’ont offert ma première machine à écrire. Un acte fondateur »
Philippe Trétiack De notre envoyé spécial, 164 p., éditions de l’Olivier, 2015, 17€
* rue des Minimes, dans le Marais à Paris
Crédit photo : Patrice Normand