Rita Hermon-Belot ou la laïcité française à l’épreuve de la pluralité

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Loin des polémiques à vif et des raccourcis de plateau télé, Rita Hermon-Belot reprend la question de la laïcité par le début, en regardant la laïcité du point de vue de la pluralité – pluralité des religions, des convictions, des parcours de vie et des générations.

Maîtresse de conférences et directrice d’études émérite à l’EHESS, elle a mené plusieurs années d’enquête pour éclairer les tensions, malentendus et espoirs que concentre aujourd’hui ce principe au cœur du modèle républicain français.

Jeudi 27 novembre 2025 à 18h30, l’auditorium des Champs Libres accueille Rita Hermon-Belot pour une grande rencontre consacrée à son ouvrage Laïcité française et pluralité. Au cœur des enjeux, paru en 2025 aux CNRS Éditions. Pendant 1h30, cette spécialiste reconnue de l’histoire politique et religieuse française proposera une mise au point précieuse sur un mot omniprésent dans le débat public, mais rarement compris dans toute sa complexité : la laïcité. Entrée libre et gratuite, dans la limite des places disponibles. Le vendredi 28, Rita Hermon-Belot sera l’invitée de l’émission Faites-moi lire coproduite par TVR, les Champs Libres et Unidivers.

La laïcité, objet de désarroi plus que de guerre de tranchées

Ce qui frappe d’abord Rita Hermon-Belot, c’est le décalage entre le fracas médiatique autour de la laïcité et ce qu’elle observe sur le terrain. Invitée depuis des années dans des administrations, des écoles, des hôpitaux, des tribunaux, elle y rencontre moins des militants farouches que des citoyens et professionnels saisis par un sentiment beaucoup plus discret et profond : le doute, la perplexité, parfois le désarroi. Comment appliquer un principe que tout le monde invoque mais que personne ne définit vraiment de la même manière, voire que peu de personnes semblent comprendre de la même manière ?

Son livre part de cette observation simple. Il n’existe pas, en France, de définition juridique claire et complète de la laïcité. Aucune loi ne l’énonce frontalement, pas même la loi de 1905, qui n’utilise pas le mot. La laïcité est d’abord une « idée » en mouvement, forgée par l’histoire, les conflits, les compromis, et sans cesse réinterprétée par les acteurs politiques, les institutions, les associations, les citoyens.

Longtemps, surtout après la Seconde Guerre mondiale, un consensus implicite a semblé s’établir. Chacun adhérait à la laïcité sans éprouver le besoin d’en rediscuter les fondements. C’est ce consensus qui s’est fissuré au tournant du XXIe siècle. Aux yeux de l’historienne, comprendre ce basculement est décisif pour saisir les crispations actuelles.

Un principe né de la pluralité… et qui doit apprendre à l’assumer

Contrairement à une vision simplifiée qui ferait de la laïcité le produit exclusif du face-à-face entre République et catholicisme, entre anticléricaux et religieux, Rita Hermon-Belot montre qu’elle est, dès l’origine, inséparable de la pluralité religieuse. La coexistence difficile entre catholiques, protestants, juifs, puis plus largement avec les différentes formes de christianisme, l’orthodoxie, et d’autres traditions religieuses, notamment musulmane, a constamment obligé pouvoirs publics et penseurs à inventer des formes nouvelles de tolérance, de séparation et d’égalité.

Révolution française, Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, état civil laïque, Concordat, régime des « cultes reconnus », loi de 1905… Autant d’étapes où l’on cherche, dans un contexte donné, à répondre à une question récurrente : comment garantir la liberté de conscience et d’expression religieuse tout en préservant l’égalité des citoyens et l’unité politique du pays ?

Cette perspective historique a deux conséquences fortes pour le débat d’aujourd’hui :

  • elle rappelle que la laïcité n’a jamais été un bloc figé, mais un ensemble de solutions toujours partielles, ajustées à des situations concrètes ;
  • elle montre que la France est, depuis longtemps, un espace de diversité religieuse plus important qu’on ne le croit – un fait que notre société, y compris ses représentants religieux, peine souvent à regarder en face.

Au-delà de l’analyse de Rita Hermon-Belot, de nombreux observateurs évoquent aussi un long refoulement institutionnel qui a entraîne une quasi invisibilisation de la question spirituelle et du fait religieux dans la culture institutionnelle française. Les enjeux religieux — qu’ils soient d’ordre personnel, sociologique ou géopolitique — traversent profondément la société française comme le monde et intéressent une large partie de la population (28 % des Français croient en Dieu tel qu’il est décrit dans la Bible, le Coran ou la Torah, 19 % croient dans une Puissance supérieure, 37 % ne croient ni en l’Un ni en l’Autre, 16 % ne se prononcent pas). Pourtant, ces enjeux sont largement tenus à l’écart des programmations culturelles et éducatives, comme si la laïcité à la française signifiait évitement ou tabou. Ce refoulement participe d’une forme de censure athéiste diamat qui appauvrit la compréhension du monde contemporain et empêche de penser ce qui, pour beaucoup de ses participants, interroge, voire fait sens.

Durant plusieurs décennies, en particulier des années 1950 aux années 1990, une partie de l’administration, de l’Université et de certains secteurs intellectuels français a été influencée — parfois inconsciemment — par une forme de matérialisme athée d’inspiration « diamat », c’est-à-dire une conception héritée du marxisme soviétique selon laquelle les phénomènes religieux ne seraient que des survivances archaïques destinées à s’éteindre. Cette vision, très présente dans les sciences humaines d’alors, a contribué à dévaloriser l’objet religieux, à le tenir pour sociologiquement secondaire, culturellement dépassé ou politiquement suspect. Or, l’essor du pluralisme religieux, l’arrivée de nouvelles migrations et la vitalité spirituelle des jeunes générations ont brutalement démenti cette grille de lecture. Le choc actuel autour de la laïcité vient aussi de là, d’une difficulté à reconnaître que les questions métaphysiques et les conceptions religieuses n’ont jamais disparu, et qu’une partie de l’appareil d’État comme du champ académique n’était plus préparée à penser sa présence dans l’espace public.

Des fractures nouvelles : jeunesse, école, espace public

Le cœur du livre, et de la rencontre aux Champs Libres de Rennes, porte sur les « problèmes » que la laïcité rencontre aujourd’hui – et que les expressions religieuses rencontrent, en miroir, dans la société française. Problèmes au sens descriptif, non accusatoire : difficultés pratiques, conflits d’interprétation, situations de tension où les acteurs ne savent plus très bien ce que la laïcité exige d’eux. Parmi ces tensions, Rita Hermon-Belot insiste notamment sur :

  • La fracture générationnelle : les enquêtes d’opinion montrent que l’attachement à la laïcité, très fort dans les générations plus âgées, apparaît plus fragile chez les plus jeunes, qui associent parfois la laïcité à une série d’interdits, voire à un dispositif hostile à certaines minorités religieuses.
  • L’école et l’univers professionnel : enseignants, chefs d’établissement, personnels hospitaliers ou sociaux se trouvent en première ligne face aux demandes d’aménagements religieux, aux contestations de programmes, aux signes d’appartenance. Que faire concrètement, ici et maintenant, sans céder à la panique ni minimiser les difficultés ?
  • La confusion entre laïcité, ordre public et lutte contre l’extrémisme : l’historienne rappelle l’importance de distinguer les registres. Tout problème impliquant une religion n’est pas automatiquement un problème de laïcité ; inversement, certains abus peuvent être masqués derrière un discours religieux alors qu’ils relèvent du droit commun.

Rita Hermon-Belot propose ainsi d’ordonner la réflexion autour de deux grandes questions : quels problèmes se posent aux fidèles dans l’exercice de leur religion (discriminations, incompréhensions, obstacles matériels) et quels problèmes sont posés par certaines pratiques religieuses à l’égalité, aux libertés des autres, à la sécurité ou au fonctionnement des services publics.

Lois, action publique, sécurité : la laïcité comme ensemble de pratiques

Autre apport majeur de son travail : refuser une vision purement abstraite ou morale de la laïcité. La question ne se limite pas à savoir si l’on est « pour » ou « contre ». Elle traverse le droit, les politiques publiques, les formations professionnelles, les pratiques de terrain. Le livre consacre ainsi une large place :

  • à la production législative récente (lois sur l’école, les signes religieux, la lutte contre le séparatisme, etc.) et à ses effets concrets ;
  • au travail souvent méconnu des services publics – éducation nationale, collectivités locales, police, justice, hôpitaux – pour concilier principes laïques, libertés individuelles et réalités de terrain ;
  • aux enjeux de sécurité et de protection des personnes, qu’il s’agisse des personnes visées par des actes antireligieux ou des agents publics exposés à des menaces en raison de leur fonction.

Loin de l’idée d’une recette miracle, Rita Hermon-Belot plaide pour une culture de la nuance : documenter précisément les situations, croiser les sources, distinguer ce qui relève du religieux, du social, de l’économique ou du politique, et accepter que la laïcité soit toujours une construction patiente, nourrie par le débat démocratique.

Laïcité et lutte contre le séparatisme : comprendre la loi du 24 août 2021

Adoptée dans un contexte marqué par les attentats terroristes et le choc provoqué par l’assassinat de Samuel Paty, la loi du 24 août 2021 « confortant le respect des principes de la République » — souvent appelée « loi séparatisme » — ambitionnait officiellement de renforcer la protection de la laïcité, la neutralité du service public et la lutte contre les ingérences ou dérives radicales.

Mais si son objectif était la lutte contre l’islamisme radical, son champ d’application s’est avéré beaucoup plus large. Le texte impose aujourd’hui une série d’obligations administratives nouvelles à l’ensemble du monde associatif : associations cultuelles, culturelles, sportives, sociales, humanitaires ou éducatives. Ces obligations incluent notamment :

  • le Contrat d’Engagement Républicain (CER), que toute association sollicitant une subvention publique ou un agrément doit désormais signer ;
  • un renforcement des contrôles préfectoraux et la possibilité de suspendre des financements en cas de manquements présumés ;
  • de nouveaux critères de transparence, en particulier pour les associations cultuelles et celles recevant des financements étrangers ;
  • une redéfinition du régime des associations cultuelles loi 1905, accompagnée d’obligations de déclaration, de comptabilité, et de contrôle accrues.

Très vite, une large partie du monde associatif, non seulement musulman mais aussi culturel, éducatif, philanthropique ou sportif, a dénoncé une loi peu concertée, jugée « bricolée dans l’urgence », et dont les effets se font sentir bien au-delà de la lutte contre le radicalisme. Plusieurs réseaux (France Nature Environnement, Ligue de l’enseignement, FAS, Mouvement associatif, fédérations sportives, structures jeunesse, diocèses, consistoires, associations juives, protestantes, catholiques et orthodoxes) ont critiqué une norme qui surcharge les structures bénévoles, crée un climat de suspicion généralisée, et fragilise des acteurs pourtant essentiels de la vie démocratique. Un carcan contre-productif.

Pour Rita Hermon-Belot, cette loi illustre un paradoxe français récurrent : vouloir protéger la laïcité par un surcroît de régulation, au risque de confondre ordre public et espace associatif. Elle rappelle que le tissu associatif est traditionnellement l’un des lieux où la pluralité religieuse et convictionnelle s’exprime de manière apaisée et constructive. L’alourdir sans distinction risque d’affaiblir ce rôle plutôt que de sécuriser la sphère publique.

Ainsi, le débat reste ouvert : comment concilier la nécessaire protection contre les dérives séparatistes avec la préservation d’une vie associative libre, vivante et pleinement actrice de la vitalité démocratique ?

Pourquoi cette rencontre compte, ici et maintenant

À l’heure où la notion de laïcité est tour à tour brandie comme un drapeau identitaire, instrumentalisée dans des campagnes politiciennes ou rejetée en bloc par une partie de la jeunesse, la venue de Rita Hermon-Belot aux Champs Libres offre l’occasion rare de reprendre le temps long. De comprendre comment nous en sommes arrivés là, quels choix ont été faits, quelles autres voies auraient été possibles – et quelles marges de manœuvre existent encore aujourd’hui.

Rita Hermon-Belot

Pour les enseignants, les personnels de la fonction publique, les militants associatifs, les élus locaux, mais aussi pour toute personne simplement soucieuse de vivre dans une société pluraliste et apaisée, cette soirée sera l’occasion de poser des questions concrètes : que signifie être neutre quand on représente l’État ? Comment garantir la liberté de conscience sans abandonner les plus vulnérables aux pressions de leur milieu ? Comment parler de religion à l’école sans prosélytisme ni tabou ?

En articulant histoire, analyse des politiques publiques et attention aux expériences vécues, Rita Hermon-Belot aide à sortir des postures figées. Sa laïcité n’est ni une religion civile, ni une bannière de guerre, mais un outil fragile pour organiser la coexistence des libertés dans un pays devenu l’un des plus religieusement diversifiés du monde.

Une raison de plus pour réserver sa soirée du 27 novembre et venir écouter, à Rennes, l’une des voix les plus fines et les plus informées sur ce sujet qui touche au cœur de notre vie démocratique.

Infos pratiques

  • Date : jeudi 27 novembre 2025
  • Horaire : 18h30 – 20h
  • Lieu : Auditorium des Champs Libres, Rennes
  • Format : rencontre avec Rita Hermon-Belot, animée par Aurélien Rissel, suivie d’une séance de dédicaces de Laïcité française et pluralité. Au cœur des enjeux
  • Entrée : libre et gratuite, dans la limite des places disponibles
  • Public : tout public
  • Accessibilité : accès possible aux personnes à mobilité réduite
  • Partenaires : Grands témoins, Ligue de l’enseignement, Journées rennaises de la laïcité, librairie L’établi des mots

A lire :

Rita Hermon-Belot, Laïcité française et pluralité. Au cœur des enjeux, CNRS Éditions, 2025.

Nicolas Roberti
Nicolas Roberti est passionné par toutes les formes d'expression culturelle. Docteur de l'Ecole pratique des Hautes Etudes, il étudie les interactions entre conceptions spirituelles univoques du monde et pratiques idéologiques totalitaires. Conscient d’une crise dangereuse de la démocratie, il a créé en 2011 le magazine Unidivers, dont il dirige la rédaction, au profit de la nécessaire refondation d’un en-commun démocratique inclusif, solidaire et heureux.