Avec la série Pluribus, mise en ligne début novembre 2025 sur Apple TV+ avec deux épisodes d’ouverture et une diffusion hebdomadaire jusqu’à fin décembre, Vince Gilligan quitte enfin le territoire déjà balisé des excellents Breaking Bad et Better Call Saul.
Il y revient pourtant avec ses obsessions habituelles : la responsabilité individuelle, le mensonge social, l’irruption de l’extraordinaire dans la banalité. Sauf qu’ici, le véhicule est une science-fiction post-pandémique, teintée de comédie noire, qui interroge la façon dont on gouverne les corps et les affects à l’échelle du globe. Alors, que vaut la série Pluribus diffusée sur Apple TV+ ?
Le principe est d’une simplicité désarmante : un phénomène d’origine astronomique débouche sur une sorte de contamination planétaire qui rend les gens heureux, stables, conciliants. Plus de disputes. Plus de frictions. Les institutions se mettent à fonctionner sans heurts. Et au milieu de cette pacification générale, subsiste Carol Sturka (Rhea Seehorn), romancière grognon qui ne « prend » pas. Elle devient à la fois une anomalie et une ressource. Si quelqu’un doit sauver le monde, ce sera la personne la plus malheureuse du monde. Gilligan tient là son paradoxe comique : l’héroïne est sauvée parce qu’elle va mal.
Le titre renvoie évidemment au “E pluribus unum” américain, mais il en retourne la promesse. Au lieu de faire société à partir de la pluralité, le monde de la série glisse vers une unité sans reste. Le virus de la bonne entente produit un collectif homogène, rassurant, mais il ampute la possibilité même du dissensus. La série pose alors une question très contemporaine : jusqu’où peut-on aplanir les conflits au nom de la paix sociale et de la santé mentale sans y perdre la liberté ?
Ce qui rend Pluribus immédiatement lisible, c’est son arrière-plan : depuis 2020 et le Covid, on sait qu’un agent invisible peut reconfigurer les comportements, le travail, la diplomatie. Gilligan reprend ce schéma mais l’inverse. Et si le prochain agent mondial ne tuait personne, au contraire, s’il “réparait” les humains ? L’horreur ne serait plus dans la mortalité, mais dans l’uniformisation. La série se met ainsi sur le terrain de la psychologie sociale et de la biopolitique. Qui décide de ce qu’est un individu “équilibré” ? Qui peut imposer cette norme à tous ?
Le choix de Rhea Seehorn est stratégique. Elle a déjà montré qu’elle pouvait jouer des personnages brillants, lucides et pas nécessairement sympathiques. Carol n’est pas conçue pour être aimée, elle est conçue pour être irréductible. Dans un monde soudain aimable, son pessimisme devient un contre-pouvoir. C’est aussi un déplacement par rapport aux récits de sauveurs masculins. Ici, c’est une écrivaine mûre, râleuse, un peu usée, qui résiste à la grande harmonisation. La série Pluribus gagne ainsi un ancrage intime très concret, qui évite de n’être qu’une fable abstraite.
Apple donne à la série un écrin coûteux : décors nets, laboratoires ordonnés, couleurs légèrement saturées, villes trop calmes. Cette clarté plastique sert le propos. Le monde a été mis en ordre par la contagion ; l’image, elle aussi, est mise en ordre. On n’est pas dans une apocalypse sale, mais dans une utopie qui tourne au lisse — ce qui la rend plus inquiétante. Cela place aussi Pluribus dans la lignée des séries SF ambitieuses de la plateforme, mais avec un ton plus ironique.
Ce qui affleure très vite, c’est le versant politique. Une humanité harmonisée est une humanité plus facile à administrer. Si tout le monde est aimable, qui a encore besoin d’une opposition, d’une presse critique, d’un contre-pouvoir ? Gilligan situe sa fiction dans cette zone grise. Le virus fait objectivement du bien : il réduit la violence, il répare des couples, il débloque des négociations. Mais il retire en même temps la possibilité de dire non. La série devient alors un débat filmé sur la valeur du conflit. Est-ce que le désaccord est un problème à soigner ou une condition de la liberté ?
Ce que la diffusion des neuf épisodes de la première saison confirme, c’est que le rythme posé n’est pas un défaut, mais une méthode : Pluribus pratique l’emprise lente. Gilligan sait que, pour raconter une normalisation, il faut parfois faire ressentir la normalisation : scènes qui s’étirent juste assez, dialogues où l’amabilité sonne comme une consigne, calme qui finit par ressembler à une police des affects. Autrement dit, la série vous tient non par la surenchère, mais par une tension d’atmosphère, et par une idée très simple : dans un monde “réparé”, l’inquiétude devient la dernière forme d’indépendance.
Les premiers retours saluaient déjà l’inventivité du point de départ, la performance de Rhea Seehorn et la tenue de la mise en scène. L’atterrissage de la saison 1 renforce ce constat. La série a tenu sa promesse d’originalité, tout en acceptant d’être discutée. Quelques voix continuent de lui reprocher sa lenteur, notamment lorsque la parabole philosophique prend le pas sur le suspense ; mais cette polarisation est presque organique au sujet. Pluribus parle de pluralité, elle ne pouvait pas sortir indemne du débat.
À l’écran, beaucoup feront le rapprochement entre cette humanité normalisée et les discours actuels sur les IA qui standardisent nos comportements. La série laisse volontiers cette interprétation filer, mais elle ne s’y réduit pas. Ce que Pluribus met en scène, c’est moins la machine que le fantasme récurrent d’un pouvoir (scientifique, politique ou économique) qui voudrait optimiser l’humain en gommant ses aspérités.
La structure annoncée en deux saisons laissait entrevoir au moins trois expansions : un versant géopolitique (comment réagissent les régimes qui avaient déjà bâti leur légitimité sur le contrôle social), un versant de résistance (des communautés qui refusent la contagion, non par immunité biologique mais par choix idéologique), et un versant intime (les raisons profondes de la misère de Carol, qui pourraient être la vraie clé du phénomène). Après le final, ces pistes ne ressemblent plus à une simple promesse : elles deviennent une nécessité dramatique. Le dispositif est pensé pour durer, pas pour se refermer sur son twist initial — et, désormais, il a prouvé qu’il savait conclure sans trahir sa lenteur.
À suivre, donc, mais avec une certitude, Gilligan sait encore fabriquer de la dépendance narrative, même quand il travaille au ralenti.