Avec Terminus radieux Antoine Volodine déploie les multiples fins de l’histoire

Antoine Volodine a fait paraître le mois dernier, aux éditions du Seuil, un nouveau roman pour aborder les mêmes thèmes : Terminus radieux. L’histoire, comme dans l’ensemble de son œuvre, fait l’objet d’une variation obsessif sur les utopies avortées du XXe siècle, particulièrement celle du communisme. Quiconque souhaite aborder la littérature par le prisme de la théorie sera ravi d’arpenter ce Terminus radieux. L’auteur lui-même débarrasse le chercheur de la tâche compliquée de former concepts et néologismes. Volodine ainsi que ses hétéronymes s’inscrivent au sein du « post-exotisme », pratique un « réalisme socialiste magique » ou rédigent des « narrats ». Soit. L’une des grandes forces du roman, néanmoins, tient à ce qu’il parvient à traiter l’histoire de manière radicalement différente de ses contemporains, français ou étrangers.

 

La « douleur fantôme » de l’histoire 

Emmanuel Bouju, professeur de littérature comparée à l’université Rennes 2, désigne par cette expression la douleur que l’histoire avec « une grande Hache », pour reprendre Perec, dépose en creux dans nos consciences, individuelles ou collectives. Par analogie, cette douleur

portrait Antoine Volodine
Antoine Volodine

s’apparente à celle provoquée par un membre fantôme qui, sectionné, paradoxalement, continue à endolorir la personne estropiée. Là se trouve l’aporie du phénomène historique, lequel procède directement du temps : le passé, pourtant dépassé, ne parvient pas à passer. Le choix de Volodine de situer son histoire dans un futur approximatif, après la chute de la Deuxième Union soviétique, constitue le point de départ de son traitement de l’histoire. Sans rien céder à la théorie d’une fin de l’histoire, marxiste ou fukuyamienne, Volodine préfère laisser entendre que, dans un pays sibérien qui s’apparente de près à la Russie, le communisme, non seulement a réapparu, mais a perdu une seconde ou une énième fois. L’histoire, dans son œuvre, se répète inlassablement. De même, le fait de sélectionner cette Sibérie soviétique conduit son univers romanesque à se mouvoir dans un espace étrange, en dehors du temps : référentiellement, celui-ci rappelle au lecteur une version futuriste du passé. Dans son histoire, les capitalistes ont triomphé de la Deuxième Union ; nous suivons le parcours de plusieurs protagonistes autour du « Terminus Radieux », un kolkhoze situé dans un espace contaminé et inhabitable, du fait des accidents nucléaires. Encore une fois, l’apocalypse n’est que partielle et ne concerne que certains personnages. La fin n’advient pas. Chez Volodine, on ne cesse de suivre cette fin où l’histoire semble se tenir. Le roman ne tisse quasiment aucune intrigue, au contraire, il nous fait suivre seulement les errances de personnages en train de trépasser. L’aspect fantomatique autant que fantasmé des personnages et du paysage ne doit pas nous tromper : nous errons, au sein de Terminus radieux, dans ces brumes de l’histoire auxquelles chacun se trouve confronté, dès lors qu’il regarde en arrière.

Lieu et non-lieu de la fiction

Par ailleurs, l’univers romanesque déployé par Volodine conforte cette idée. La Sibérie traversée par les protagonistes oscille en permanence entre un minimalisme désertique, au bord de la disparition, du néant, et un réinvestissement du lieu par le verbe. Kronaeur, hétéronyme de Volodine et personnage agonisant du roman, arpente le vide de l’endroit en énumérant les noms scientifiques et biscornus des plantes sibériennes. La fiction semble lutter contre sa propre extinction. Loin de reconstruire, sur ces ruines, une autre utopie – littéralement, un non-lieu – Volodine tente d’y déduire un lieu, une brèche, un espace panhistorique avant tout lieu de la réflexion sur notre propre modernité avortée. Ainsi, en pratique comme en théorie, l’œuvre de l’auteur cultive ce goût de la contradiction ou du mélange, afin que l’espace fictionnel permette le surgissement baroque, totalisant, et non totalitaire, d’une réalité plurielle. Lorsqu’il parle de « réalisme socialiste magique », l’auteur en témoigne : de la seule transcription réaliste, à l’œuvre dans ses romans, peut apparaître un hiatus, une fracture, un élément fantastique, onirique ou imaginaire. Il en est ainsi, dans Terminus radieux, du personnage de Mémé Ougdoul, par exemple, activiste dans le nucléaire métamorphosé en sorcière immortelle.

Il se coucha. Au-dessus de sa tête, quand il ouvrait les yeux, le ciel de nouveau s’était mis à tourbillonner. Il fermait les yeux pour lutter contre la nausée. Remuées de nouveau par le vent, les herbes s’agitaient contre lui. Il les écoutait.
Des fausses-ivraies, pensa-t-il. Des racines-rieuses, des lovouchkas, des solivaines. Ça va passer. Même si je m’évanouis un moment, ça passera. Ensuite je me relèverai et si l’obscurité est pas encore trop épaisse j’irai me coucher sous les arbres, à la limite des premiers arbres, et j’attendrai le petit matin pour entrer dans la forêt. Du nerf, Kronauer ! Demain tu seras au village, et, à partir de là, tout ira bien. Ça tourne mais ça va passer.

L’auteur et l’autorité

antoine volodine terminus radieuxCe gigantesque édifice romanesque que représente l’œuvre de Volodine renvoie la notion d’auteur, et donc d’autorité, à la marge. Et parce qu’il délègue sa voix à des hétéronymes, et parce qu’au sein de ces romans, également, l’intrigue laisse sa place à un récit déconstruit, polyphonique. Dans Terminus radieux, par exemple, le récit central s’interrompt pour faire entendre la voix poétique, voire prophétique, de Solovieï. De même, la réalité de la forêt traversée par Kronaeur s’estompe pour se morpher en une projection mentale de ce même Solovieï. L’histoire post-exotique, de celle qui aurait un goût pour l’étrange et l’étranger, pourvu qu’ils se situent après ou en dehors du monde tel qu’on le connaît, cette histoire ne peut se faire que par le truchement d’identités narratives plurielles. Le roman de Volodine met en forme cette histoire post-exotique, produit d’une imagination mémorielle et projective à la fois, d’une « stéréométrie des temps » (Sebald) qui replace le fantôme du passé dans un futur apocalyptique et incertain. Le fond, on le connaît : la transcription difficile de l’histoire, notamment par la littérature, donne lieu à de multiples romans, chaque année – le motif du mort-vivant, si présent dans notre culture, pourrait en témoigner. Volodine a déployé dans son œuvre une pratique formelle en articulation parfaite avec le contenu. Aussi, il s’agirait de se poser la question, non plus seulement de l’esthétique, mais de son rapport à l’éthique. En faisant de la fiction le lieu d’une réflexion sur les traces, sur la mémoire, sur le traumatisme, le remords, sur le temps historique, cyclique ou linéaire, Volodine s’adresse à tout le monde. Il touche à l’universel, à cet individu post-exotique en nous, et tout autour de nous : l’éternel étranger et l’éternelle étrangeté.

  

Terminus radieux Volodine AntoineSeuil, août 2014, « Fiction & Cie », 617 pages, 22 euros. En live pour le Prix Femina 2014.

Bouju Emmanuel, « Exercice des mémoires possibles et littérature ʻà-présentʼ : la transcription de l’histoire dans le roman contemporain », Annales, Histoire, Sciences Sociales, 2010, p. 417-438.

Sebald W. G., Austerlitz. Actes Sud, 2002, « Lettres allemandes », 312 p.

 

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