TU SERAS UNE FEMME, MA FILLE, MISE AU JOUR DES ENFANTS CACHÉS

Un hommage était rendu le 20 mars dernier, au centre Edmond J. Safra de Rennes, à Bernard Lobel, président trois décennies durant de l’Association Cultuelle et Culturelle des Israélites, dont nous retenons ici une phrase : « Enfant caché au temps de la peste brune, Bernard Lobel fut le plus visible des hommes ». Enfant caché, il le fut à l’âge de trois ans, et son épouse, Évelyne née Nussbaum, le fut également, au même âge et pendant plus d’une année. Rendre visibles ces victimes est aujourd’hui un souci permanent. Et voilà qu’en ce printemps 2022 l’écrivain et éminent scientifique rennais Jean-Louis Coatrieux nous livre, à partir de documents inédits et de toute une correspondance, le portrait sous forme de confession d’une certaine Erika Reiss, Juive autrichienne qu’il connut durant son service de coopérant au Venezuela, et qui fut, elle aussi, une enfant cachée, miraculeusement rescapée des camps de la mort. Et que ce beau livre remet au jour.

tu seras une femme fille Coatrieux

Malgré les apparences et le nomadisme de cette Erika, rien chez elle ne l’apparente à ce Juif errant dont a parlé Albert Londres (Le Juif errant est arrivé, 1930), celui qui fuyait son shtetl et les pogroms pour tenter de rejoindre la Terre promise ; car lorsqu’on a la chance de naître dans la plus attachante ville d’Europe de la 1e  moitié du XXe siècle, d’où sont issus des génies tels que Arthur Schnitzler, Hermann Broch et Stefan Zweig, Alban Berg et Arnold Schönberg, la ville de Joseph Roth et de Musil, le nombril de la psychanalyse de Sigmund Freud, et la plus haute musique, celle de Bruckner et de Mahler, et la plus haute peinture, celle de Kokoshka, de Klimt et d’Egon Schiele, pourquoi quitterait-on Vienne ? Ou plutôt pourquoi l’Autriche a-t-elle fait fuir, a-t-elle chassé, dans les années 30/40, ses plus belles promesses ? La mémoire européenne ne s’en est jamais remise :

jean-louis coatrieux
Jean-Louis Coatrieux

« Mars 1939 à Vienne. La Nuit de cristal quelques mois auparavant n’a laissé derrière elle que menaces sur les murs, cris de haine dans les rues, agressions sans cesse plus nombreuses et disparitions soudaines. La peur s’installe. »

Cette Kristallnacht des 9 et 10 novembre 1938 est le point de départ de la Shoah. Dans toute l’Allemagne, la jeunesse hitlérienne et la police du 3e Reich envahissent les rues, font voler en éclats les vitrines des magasins juifs et brûlent 200 synagogues, tuant dans ce pogrom plus de 2000 Juifs et en déportant, déjà, quelque 30 000 en camps de concentration. Mais le 12 mars 1938 avait lieu ce qu’on a appelé l’Anschluss,le raccordement  de l’Autriche à l’Allemagne, après quoi tout fut joué du destin juif sur ce territoire unifié. Les Juifs partent, ils devraient partir. « Les Juifs doivent décider de leur vie, rester et affronter le danger ou partir et se reconstruire ailleurs », écrit Coatrieux qui, entreprenant ce récit « à la mémoire d’Erika Reiss », dans ce chapitre initial intitulé « Vienne-Paris », le fait débuter en bon romancier in media res, en plein milieu de l’action, alors que l’enfant est déjà ailleurs.

pogrom

D’où ce dialogue déroutant : « Répète après moi. Je m’appelle Éliane Richou ». Et l’on comprend peu à peu que cette fillette de douze ans, en 1939, a quitté les siens, ses parents qui, restés à Vienne, finiront dans « la nuit et brouillard » des camps de la mort ; et qu’elle se trouve aux abords de Paris, recueillie comme 130 enfants âgés de 9 à 14 ans, dans la propriété de la baronne Germaine de Rothschild qui, philanthrope responsable autant qu’admirable, leur assure la survie. On notera que cette dernière s’est attaché les services de Hannah Arendt, l’auteure des Origines du totalitarisme et d’Eichmann à Jérusalem, comme secrétaire particulière pour administrer ses œuvres de bienfaisance, fondant en 1938 le « Comité israélite pour les enfants d’Allemagne et d’Europe centrale réfugiés en France ». Germaine de Rothschild  mettra son château de la Guette à la disposition du comité pour y accueillir les enfants, dont Erika Reiss, au tout début de sa fuite dans une France de plus en plus vichyssoise et gestapiste, et de moins en moins libre. 

Jean-Louis Coatrieux ne manque pas d’évoquer, ici, les figures historiques d’Ernest Jouhy et sa femme Lydia Jablonski, la Bretonne (de Crozon) Germaine Le Henaff, Flore et Georges Loinger, Harry et Irène Spiegel, Alfred et François Brauner, qui dirigent le refuge et s’occupent de l’éducation des enfants. Erika Reiss leur devra la vie.

tu tappelles rene

C’est donc cette Flore qui, au début du livre, instruit Erika sur sa nouvelle identité. Et nous savons que tous les enfants cachés durent changer de nom pour échapper aux rafles. Erika devient Éliane et, pour garder les mêmes initiales et un semblant d’homophonie, Richou en lieu et place de Reiss. On se souviendra d’un beau livre, de pareil contenu et tout aussi émouvant, Tu t’appelles Renée, de la cousine d’Évelyne Nussbaum, cachée dans un orphelinat religieux près d’Albi. 

La difficulté, soulignée par l’auteur, est la langue qui risque de trahir cette enfant germanophone. La solution trouvée est de la faire passer pour alsacienne et de lui enseigner, vite fait, quelques rudiments de français, toujours prononcé avec un fort accent allemand. 

Le narrateur nous fera emprunter toutes les routes de France et de fuite : de Paris et la Guette à La Bourboule, « avec cette angoisse permanente d’être abandonnée. J’étais une enfant… Qui voudrait s’embarrasser d’une orpheline autrichienne, juive de surcroît ? » De Clermont-Ferrand au Couret, et d’Auvergne, et de la Haute-Vienne, cette ex-petite Viennoise descendra plus bas vers le Midi, s’arrêtant en gare de la Souterraine – un nom prédestiné − : « Survenaient maintenant de fréquentes rafles dans les ‘’homes’’, les maisons pour enfants de l’OSE – Œuvre de Secours aux Enfants −. Le temps était mauvais en ces derniers jours de l’hiver 1943 ». L’allusion est évidente, si l’on se rappelle que le 6 avril 1944 les 44 enfants de la maison d’Izieu, dans l’Ain, furent raflés et déportés par la Gestapo – crime de guerre de Klaus Barbie −, et parmi eux un certain Theodor Reis ou Reiss, Juif allemand, si proche par le nom de notre Erika.

rafle juifs
26 mars 1944, douze jours avant la rafle

Et voilà Erika Reiss à Dieulefit, puis à la Sainte-Baume, et à Marseille enfin, tout au bout de la France libre, et bientôt libérée. C’est là qu’elle rencontrera Jean Tironi, ce « bel Italien aux yeux bleus » qui deviendra son époux, et tous deux, après pareil cauchemar, s’exileront définitivement au Venezuela, « un pays où tous les rêves étaient permis ».

Dans toutes ces épreuves, la petite Erika manifestera une force de caractère peu commune, qui est d’ailleurs le moteur de sa survie – ainsi feindra-t-elle une toux tuberculeuse pour décourager et mettre en fuite des Allemands maladivement hygiénistes −, et c’est là que surgit le fameux poème If / Si de Rudyard Kipling et son fameux « Tu seras un homme, mon fils » qu’avec sa rugueuse, sa      frondeuse personnalité elle saura inverser : 

« Je tenais là ma vie d’enfant et mon rêve. Il suffisait de remplacer cette phrase par ‘’Tu seras une femme, ma fille !’’ J’avais toujours eu un fort caractère d’après ma mère… »

Au cours de ce périple dramatique, la petite fille gardera l’obsession de retrouver sa famille. Une correspondance aussi précieuse qu’émouvante, ainsi que des documents officiels, est reproduite par l’auteur. Nous lisons les lettres de la mère, Laura Wolstein, et du père, Siegfried Reiss, plus inquiets pour leur fille au loin dans cette France nazifiée que pour eux-mêmes, et qui seront finalement déportés pour n’avoir pas voulu ou pu fuir ; et puis le frère et son épouse, en fuite pour gagner la Palestine salvatrice, mais qui seront freinés, du fait des tracasseries britanniques, la Grande Bretagne étant la puissance mandataire, et arrêtés en Serbie où ils seront exécutés, en laissant ce petit Joschi, leur enfant, qu’Erika Reiss, sa vie durant, voulut croire sauvé, sans jamais le savoir ni le voir. Nous la retrouvons à 18 ans, complètement désemparée en cette année 1945 : 

« Que décider à 18 ans dans le chaos d’après-guerre sans famille, sans racines, devant l’impossibilité d’un retour en Autriche ? Les rares amis autour de moi s’inquiétaient en catimini de ma ‘’reconstruction’’ et de mon obsession à retrouver la trace de ma famille et en particulier de Joschi ».

La déportation fut toujours une affaire de nom – sûrement pas de physique. Le nom est délateur, et pourtant trompeur. Sur le mur des déportés dans la synagogue Pinkas de Prague, parmi les dizaines de milliers de noms de déportés, on trouve, in fine, le nom de « Wagner », quelle ironie ! 

mur Pinkas de Prague

Mais les nazis savaient bien identifier tous ces Juifs par leur nom. Et curieusement ce patronyme de Reiss, qu’on trouve aussi sous la forme Reich – un comble ! – qui est le nom marital de Morgana Vargas Llosa, la fille du prix Nobel, était proprement juif, comme le fut le psychanalyste Wilhelm Reich. La persécution obligea tant de victimes promises à changer de nom ! Edgar Morin était né Nahoum, Jean Daniel s’appelait Bensaïd, et justement ici l’éducateur Ernest Jouhy s’appelait en réalité Ernst Jablonski. Mais aujourd’hui tous ces noms qui, parfois, comme disait Aragon, « à prononcer sont difficiles » (« L’affiche rouge »), dans la hargne ou le défi, n’ont plus à être modifiés. Il y a là comme une revanche sur l’adversité. C’est pourquoi, en dernière page de ce livre qui commençait par l’apprentissage d’une fausse identité salvatrice, Erika déclare fièrement, et c’est sa dernière phrase : « Personne ne m’obligera plus à changer de nom ».

jude etoile jaune

Ce récit est présenté comme une confession à la première personne, mais c’est, évidemment, un artifice de style qui tend à nous rendre plus proche et plus touchante son héroïne :

« Ce roman s’inspire donc librement de son histoire et du chemin en partie reconstitué à travers son journal, les lettres reçues, les photographies et quelques autres documents qu’elle a laissés. »

Jean-Louis Coatrieux, avec tout ce savoir méticuleux de l’homme de science qui n’avance rien sans preuve, qui retrace la tragédie juive en la passant au scanner littéraire, à quoi s’ajoute tout ce talent d’un romancier riche d’une œuvre où l’on retiendra, dans la même optique, la mise au jour d’Alejo Carpentier, grande voix cubaine et autre exilé au Venezuela, ou de la petite Mounia, petite voix naufragée et syrienne, nous donne ici l’un des récits les plus touchants sur une rescapée de la Shoah, une enfant cachée, une enfant sauvée. Juste est son scribe.

La note ultime revient à la poésie  qu’Erika reproduit dans son journal intime :

Si les oiseaux ne chantent plus

Si les cloches ne sonnent plus

Si les enfants ne rient plus

Alors que reste-t-il au monde ?

Jean-Louis Coatrieux Tu seras une femme, ma fille, Riveneuve, mars 2022, 184 p., 18€

Jean-Louis Coatrieux sera présent au festival Étonnants Voyageurs le dimanche 5 juin 2022. Au programme :

14h00 :
Judéïté, entre Orient et Occident, Hôtel de l’Univers ( Grande Salle )

Invités : BESSIS SophieKAPLAN AliceCOATRIEUX Jean-Louis

15h05 :

Signatures

Article précédentBD FRAÎCHE DE MARGUERITE BOUTROLLE, ÊTRE UNE FILLE À 16 ANS
Article suivantRennes. La basse Cour s’enracine dans la Prévalaye
Albert Bensoussan
Albert Bensoussan est écrivain, traducteur et docteur ès lettres. Il a réalisé sa carrière universitaire à Rennes 2.

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici