Dans une BD féroce, mais drolatique, Daniel Blancou explose en couleurs les codes de l’édition pour mieux les dénoncer. Plus vrai que nature ?
Si vous êtes amateur de salon BD, vous ne pouvez avoir manqué ce type de scène : deux tables, deux dessinateurs. Devant l’un d’entre eux, une file d’attente interminable de lecteurs patients pour obtenir une dédicace. À côté un autre auteur, le smartphone à la main ou le regard perdu vers le lointain, attend patiemment mais vainement, un admirateur. Le succès côtoie facilement l’anonymat. Celui qui regarde dans le vide pourrait s’appeler Daniel Blancou (c’est un rôle de composition). Il attend patiemment dans la première page de sa BD, un(e) lecteur(trice) qui pourrait s’intéresser à son album consacré aux difficultés du commerce de chenilles alimentaires en Centrafrique. Mais il dessine aussi des « BD rigolotes » affirme-t-il, pour accrocher le lecteur.
Pourtant rien n’y fait, il n’a aucun succès. Ses éditeurs gentiment, mais fermement, lui ferment les portes ou lui proposent des projets sans rémunération immédiate, sans certitude de publication et sans proposition future s’il refuse. Il arrive à payer son loyer en enseignant des cours de dessin à des élèves sans avenir. Un jour pourtant, il découvre le travail de Kevin, que sa pharmacienne de mère lui a laissé pour avis. Un projet de BD unique, remarquable, exceptionnel qui change les codes et tout ce qui a déjà été publié précédemment. Ce travail, Daniel, plus ou moins volontairement, va se l’approprier et inverser totalement l’intérêt des éditeurs. D’ignoré et de rejeté il va devenir adulé et primé. Angoulême va le récompenser, ses droits d’auteur vont être augmentés, la presse va l’interviewer. Il devient une star !
Sorti en janvier, au moment du festival international de BD marqué par des manifestations des auteurs pour l’augmentation de leurs droits, de la publication du rapport Racine sur leur avenir, cet album résonne bruyamment avec l’actualité. Le monde de l’édition, les rapports de dominant dominé éditeur-auteur, la parodie du monde artistique directeurs de galerie et pseudo performer, sont décrits avec une justesse féroce. Pourtant que l’on ne s’y méprenne pas, cette BD n’est pas un tract, un pensum ou une pétition. Comme le souhaite Daniel Blancou, c’est une BD rigolote.
C’est l’ironie qui prédomine, le second degré grinçant, ironique et acidulé. Et la forme utilisée colle à cette volonté de produire un album amusant. Des strips à l’américaine de trois ou quatre bandes pour briser le rythme en une multitude de mini histoires en passant par des couleurs primaires très tramées comme dans les BD des années soixante, Daniel Blancou utilise des codes graphiques qui évitent tout risque d’ennui et de pensum. On rit jaune (couleur primaire !) quand l’éditeur annule par écrit une collaboration vitale économiquement ou quand l’auteur de BD, lors d’un vernissage écoute le galeriste lui dire que Kevin ne fait pas de la bande dessinée mais de …. l’Art (avec un grand « A » !).
« Daniel tient à préciser que toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé n’est pas fortuite, assez malhonnête et purement amicale » est-il écrit en minuscule en page de garde. Un avertissement humoristique en apparence qui dissimule un mal-être certain et décrit un milieu peu enviable marqué par le snobisme, la superficialité, le racolage commercial. Un constat qui laisse loin derrière la création, l’art (avec un petit « a ») et des vies consacrées à la volonté de donner aux lecteurs (trices) un véritable bonheur.
On pense alors à Clément Paurd, auteur du magnifique album La Traversée (Éditions 2024), rencontré à Angoulême, qui expliquait comment son album lui avait demandé 10 ans de sa vie et pour lequel, grâce à son remarquable éditeur, il percevait 12% de droits d’auteur, soit la barre haute de ce type de rémunération. On ne sort pourtant pas abattu de ce livre car la bêtise et l’indigence culturelle sont aussi offerts à nos moqueries et le rire vaut parfois plus qu’un coup de gueule.
Un dernier détail. Mais d’importance. Daniel Blancou dédicaçait son ouvrage à Angoulême. Il y avait une longue file d’attente devant sa table de dédicace.
Un auteur de BD en trop de Daniel Blancou. Éditions Sarbacane. 80 pages. 22,50€. paru le 8 janvier 2020.
Dédicace Daniel Blancou Nantes le 14 mars 2020
Librairie Aladin
8 Rue Mercœur, 44000 Nantes
Sorti de l’École des Arts Décoratifs de Strasbourg Daniel Blancou est un auteur de bande dessinée qui a déjà exploré plusieurs voies dans sa carrière : partant de la fable surréaliste vers le réalisme documentaire (Sous le feu corse, L’enquête du juge des paillotes, Delcourt 2016), en passant par l’expérimentation, il fait un retour aux sources chez Sarbacane où il avait réalisé ses derniers titres humoristiques il y a dix ans maintenant (Albert le magnifique, 2009, Être riche, 2010).