Une Coréenne qui fait du jazz ? Et pourquoi pas un esquimau qui joue du Ukulélé ? Cela apparaît presque comme une plaisanterie et pourtant, ce à quoi nous avons assisté lundi soir au TNB de Rennes n’a rien d’une plaisanterie… Bien au contraire. Cette Youn Sun Nah fait avec sa voix à peu près tout ce qu’elle veut, de la note aiguë d’une cantatrice classique au bruit déroutant d’un ongle frottant un tableau noir – sa palette sonore est aussi inattendue que divertissante. En outre, elle a sait s’entourer de musiciens remarquables. En un mot, nous en avons pris plein les oreilles !
C’est un Théâtre national de Bretagne à peu près aussi plein que pour la venue de Ibrahim Malouf qui a accueilli Youn Sun Nah et son quartet, preuve s’il en était besoin que la demoiselle n’a rien d’une novice. Du reste, alors que son premier album « Reflet » est sorti en 2001, le prix de l’académie du jazz en France a couronné « Same girl » dix ans après. Sa carrière en était confortée. Et sa dernière création, « Lento », vient enrichir une production du plus grand intérêt. Arrivée sur scène accompagnée seulement de son accordéoniste, David Venitucci, elle donne immédiatement le ton avec « Voyage », première chanson de son récital en forme d’invitation et aux mots chuchotés sur un son de bandonéon égrenant des notes pudiques.
La voix est, chez Youn Sun Nah, un véritable instrument. Elle passe aisément de notes cristallines, très intimistes, aux feulements rauques d’un fauve blessé. Pétrie de nombreuses influences de grandes chanteuses « à voix » qui l’on précéder, on ne peut s’empêcher de penser ça et là à Janis Joplin lorsqu’elle se déchire la gorge sur un inoubliable « Summertime » ou à la célérité d’un « skat » exécuté de façon incomparable par Ella Fitzgerald. Il semble que rien ne puisse l’arrêter : des mélodies sinueuses de « Uncertain Weather » aux accents celtiques de « The sailor’s life », c’est la même fougue ou le même enthousiasme qui l’animent et nous entraînent hébétés et ravis dans son sillage. Accompagnée à cet instant par son guitariste suédois Ulf Wakénius, elle le laisse s’exprimer librement et le gaillard ne se fait pas prier. Après tout, pourquoi s’en priver, et lorsque l’on a été à partir de 1997 le guitariste du quartet d’Oscar Peterson, on a quelque légitimité à s’offrir un petit moment solo. Les influences apparaissent également et quelques constructions très « flamenca » évoquent les confluences traditionnelles et jazzistiques explorées par Paco de Lucia.
Chacun ayant droit à la parole, c’est Simon Tailleu, le contrebassiste, qui rentre dans la danse en tirant de son instrument des notes inattendues, des glissando vertigineux, pendant que Youn Sun Nah l’accompagne de vocalises dignes de Nina Hagen dans « African Reggae ». « Pancake », 6e chanson du récital, verra le retour de l’accordéon. C’est un nouveau registre qu’explore David Venitucci, il fait régner une ambiance de mélancolie avec des notes évoquant un Paris canaille et idéalisé, mais toujours avec une technique ahurissante. Rien à voir avec le piano à bretelles façon Verchuren, c’est à un orfèvre de l’instrument que nous sommes confrontés. « Ghost rider in the sky », viendra nous remettre en selle par ses accents plus familiers, Youn Sun Nah en profitera pour se transformer en chanteuse de cabaret, braillant son square dance avec l’impudence d’une fille de saloon.
Clôturant son concert par une seconde création du guitariste Ulf Wakenius, intitulée « Momento Magico », notre chanteuse recevra une ovation unanime et méritée. Elle n’aura d’autre possibilité que d’offrir en rappel une douce et triste chanson traditionnelle coréenne, « Kangwongo arirang ». Mais pas question de laisser en plan une assistance qui en redemande ! Youn Sun Nah va alors se livrer sous nos yeux, à un exercice sur une chanson de Nat King Cole, proprement étourdissant. Grâce à une pédale située à ses pieds, elle enregistre une pulsation vocale qui se répète à l’infini, puis une deuxième. Elle commence alors à chanter avant de rajouter un troisième thème ; l’ensemble se mélange avec harmonie et laisse le public bouche bée d’admiration. Pas d’autres choix dans ce cas que de faire un dernier effort en nous régalant d’un classique de Tom Waits !
Un joli moment d’émotion pour Youn Sun Nah également puisqu’elle recevait ce soir-là la visite de ses parents venus de Séoul pour l’occasion. Apprenant que cette visite coïncidait avec l’anniversaire de son père, le public breton, toujours bienveillant, le gratifiait d’un accueillant « Happy Birthday ». Youn Sun Nah n’en crut pas ses yeux !
Discographie
2001 : Reflet (HUB Music/Warner EMI Korea)
2002 : Light for the people (In Circum Girum/Socadisc)
2003 : Down by love (HUB Music/Warner EMI Korea)
2004 : So I am (In Circum Girum/Socadisc)
2007 : Memory Lane, Pop Project (Seoul Record/LOEN)
2009 : Voyage (ACT/distribution Harmonia Mundi)
2010 : Same Girl (ACT/distribution Harmonia Mundi)
2013 : Lento (ACT/distribution Harmonia Mundi)