Alain Roussel ou la promesse du texte

écriture texte

Le texte impossible suivi de Le vent effacera mes traces d’Alain Roussel est paru aux éditions Arfuyen en mai 2023. Cet ouvrage, mélange de prose et de vers, se situe entre l’autobiographie et la création.

Naguère, l’illustre Étiemble, déroulant d’une lèvre labile son verbe fascinant deux heures durant, se plaisait à conclure : « Disons que je n’ai rien dit ». Mais seuls les initiés pouvaient comprendre que ce rien-dit était un tout-dire. Aujourd’hui, poète et sémiologue à tout crin, Alain Roussel, qui a déjà donné plus de trente ouvrages, le plus souvent de format court et de forte densité, publie une œuvre dont le titre est, en soi, un oxymore, autrement dit une contradiction dans les termes, puisque les presque deux cents pages de ce texte « impossible » représentent justement la possibilité d’un texte, tout comme à contrario chez Houellebecq La possibilité d’une île traduisait précisément l’impossibilité d’un ailleurs. Chez Roussel tout est affaire de mots, et l’on rappellera la brillante configuration de sa Vie secrète des mots et des choses (Éditions Maurice Nadeau/Lettres Nouvelles, 2019) qui fait de chaque mot un être vivant et une chose mouvante, et de chaque lettre un personnage.

Et c’est ainsi qu’en ce nouveau livre, alors que le narrateur qui nous donne en préambule au récit une Lettre-poème pour un amour perdu, est attablé au café à siroter une bière tandis que la jupe de sa voisine, en se relevant, libère une jambe lumineuse, les mots à nouveau dressés, comme une phalange aussi martiale que nonchalante, passent et déambulent devant lui. Et les lettres parlent d’elles-mêmes. Qu’est-ce enfin que ce sac à main ouvert sur la table de cette femme sinon un O rondement écarquillé, un gouffre où l’esprit du scribe s’engouffre et vagabonde ? Quel sens peut avoir ce cheminement linguistique ? Le narrateur répond : Seul le chemin sait où il va, et les mots pour le dire nous échappent : 

« … les mots ne prennent plus leur envol

par les courants aériens du sens

de sombres geôliers les retiennent captifs

dans les limites ordinaires de la signification. »

Alain Roussel Le texte impossible
Alain Roussel

À vrai dire, la lutte de libération est incessante, tout comme celle qui animait à la Renaissance les quatre éléments : terre, air, eau et feu, ici ramenés aux deux seuls paramètres : les mots et les choses, soit le réel et le fictif. Borges, de la sorte, a tout dit dans son poème Le Golem :

« Si (comme l’affirme le grec dans le Cratyle)

le nom est l’archétype de la chose

dans les lettres de “rose” est la rose

et tout le Nil dans le mot “Nil’’. »

Comment s’en étonner de la part d’un visionnaire, aussi sémiologue que kabbaliste, qui a toujours vu toute création humaine comme rêve de l’homme. Ici, comme précédemment, Alain Roussel lui emboîte le pas, errant « dans le labyrinthe étroit de la vie quotidienne » ou « marchant pieds nus dans la poussière de la langue ». Car le combat est aussi entre ce quotidien si insignifiant et si banal, qui échappe à notre entendement, soumis qu’il est à la vacuité, et sa transmutation par le verbe, qui a seul le pouvoir d’en révéler la vérité. C’est d’ailleurs là la définition possible de toute poésie qui fait avec des mots une autre création que la platitude de toute vision du monde et le non-sens des choses. Combat douloureux, véritable ordalie de l’écrivain soumis à la question et se jetant à l’eau (l’O):

« Je m’accroche à l’O désespérément, comme si ma vie en dépendait, un peu las tout de même après cette longue course à travers l’écriture au rythme insatiable des virgules et des points, haletant, livide, paumé. J’ai l’air vraiment d’un naufragé s’accrochant d’une main à une épave, à moins que ce ne soit un récif, et soudain lâchant prise, happé par la mer immense de l’écriture. »

On a rarement dit avec tant de pertinence, sans oblitérer l’émotion, ce que représente le dur métier d’écrire. Alors qu’on sait bien qu’on ne rendra jamais l’exactitude des choses, mais seulement, selon la juste expression d’Umberto Eco, quasi la stessa cosa, « presque la même chose ». Et Roussel de regretter « la pauvreté immense de l’expression devant l’incommensurable ». Malgré toute cette agonie — au sens grec de ἀγώνία combat, et angoisse —, il s’agira toujours d’un impératif existentiel, « écrire… autour de ce vide qui est pourtant la véritable, la seule promesse du texte ». En somme, écrire pour se sauver, en se rappelant l’ineffable vers de François Villon : Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre. Écrire, c’est implorer son salut.

Mais le réel est bien là, et l’on songera à cette réflexion du visiteur de musée qui, dans la faible clarté du crépuscule, suite à toute une série de tableaux paysagers, en aperçoit un, pour finir, devant lequel il s’extasie : celui-là, oui, celui-là est le plus beau…, avant de s’apercevoir qu’il contemple ce qu’encadre une fenêtre ouverte. « Le réel se rit de nos discours », confesse Roussel :

« La fenêtre m’invite à fuir du regard dans cet espace envoûtant qui se perd au loin vers les Baux-de-Provence dont j’aperçois les contreforts. Plus à gauche, l’abbaye de Montmajour emprunte au soleil sa lumière aveuglante qui lui confère l’allure d’une immense pierre qui flambe. »

Alain Roussel Le texte impossible

Ainsi récupère-t-il le paysage par la poésie, effaçant la banalité des choses par la gemme des mots. Oui, j’aime les mots, dira Roussel, qui ne recule pas devant le jeu linguistique, bien au contraire, s’il fait mettre la vérité au jour. Mais ce grand connaisseur des philosophies orientales, lui qui, dans les pas de Lanza del Vasto, fit le Pèlerinage aux sources en allant scruter les secrets du Gange, cet amateur des arcanes, de l’œuvre au noir des alchimistes et de la Kabbale, quand ce ne sont pas des théosophes persans, mettant volontiers ses pas dans ceux d’Henri Michaux, poète tant admiré, sans mépriser les bulles de savon de Francis Ponge — car chez lui l’ironie, ou l’humour, n’est jamais bien loin —, voilà qu’au terme de sa démarche, de son récit — « récif », dira-t-il —, il se prend à douter et de son existence et de sa permanence. Qui donc me tient la plume et guide mes pas ? Quel Créateur me crée moi qui crée ? Quelle est ma transcendance ? Renvoyant à ses « récurrences infinies » de Borges ou à ce jeu de miroir du Graphographe de Salvador Elizondo : « J’écris. J’écris que j’écris. Mentalement je me vois écrire que j’écris et je me vois aussi en voyant que j’écris. Je me souviens que j’écrivais déjà et donc je me regardais écrire. Et je me vois me souvenir que je me vois écrire et je me souviens m’être vu me souvenir que j’ai écrit… »

La parole, il ne le sait que trop lorsqu’il contemple cette femme, sa vision fantasmée de la belle plus que belle, oui, ma « parole cherche en vain à te nommer vraiment », avec le scepticisme de Sisyphe qui n’en renonce pas moins à pousser son rocher. Et ce qui reste, en fait, c’est cet effort prométhéen pour écrire — la parole est de poids — et dire vraiment, ce que Roussel exprime dans un étourdissement de mots :

« J’écris à l‘intérieur de la boule, arc-bouté contre la paroi et je pousse, je pousse sans cesse vers une fin qui est un commencement, recommençant à écrire le même texte d’une autre manière tout aussi inutile, seulement un peu plus essoufflé, mais pourtant quand même sans savoir pourquoi, poussé moi-même par la puissance de quelque enchantement, le sortilège du rien à dire, et je ne peux m’arrêter. »

N’est-il donc qu’« une ombre dans le rêve d’un autre », comme se voyait aussi Borges, déclarant dans Les Ruines circulaires, « qu’il était aussi une apparence et qu’un autre le rêvait » ? C’est alors qu’il donne à son livre ce titre complémentaire : Le vent effacera mes traces, et nous livre, testamentaire, son plus beau poème :

« Et je marche dans la rue en me voyant marcher

… parmi tous ces êtres et ces choses

tombés comme moi par inadvertance

de la poche trouée de l’univers. »

Ce récit tout de contemplation et de méditation, qui semble répondre à une longue réflexion sur le langage et la morphologie des mots, joliment inscrit dans « la clarté provençale » et « la blancheur aveuglante des Alpilles », dans les rues d’Arles ou entre les sépultures de la nécropole des Alyscamps, qui tant fit rêver Van Gogh, est, sous quelque forme qu’on l’approche, un authentique poème, un émouvant « tombeau » mallarméen, entre ptyx et onyx, à la gloire des mots et des choses soudés en un pierre unique, aussi précieuse que celle que d’aucuns déposent sur la tombe où repose l’être cher, le bel amour, afin d’en assurer l’immortalité.

Alain Roussel, Le texte impossible suivi de Le vent effacera mes traces. Arfuyen, 2023, 188 p., 13,50 €

A lire également sur Unidivers.fr :

https://www.unidivers.fr/la-vie-secrete-des-mots-et-des-choses-alain-roussel/
Article précédentLe Grand Boum à l’Opéra de Rennes, 3 jours de festival pour 7 chœurs d’adolescents
Article suivantSaint-Grégoire. Le festival Robinson, un joyau de la politique culturelle de la ville
Albert Bensoussan
Albert Bensoussan est écrivain, traducteur et docteur ès lettres. Il a réalisé sa carrière universitaire à Rennes 2.

1 COMMENTAIRE

  1. L’écriture, acte de création par excellence, a-t-elle vraiment besoin du réel pour exister? Ne fait-elle pas autant partie du réel que l’univers auquel elle se réfère??
    Et le réel, sans l’écriture ne serait-il pas considérablement amoindri ?

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici