Dans les années 1950, les membres de l’Internationale lettriste dérivaient dans les rues d’Aubervilliers. À l’occasion des Journées Européennes du Patrimoine, Anne-Marie Morice propose une balade sur les traces de Guy Debord et Gil Joseph Wolman entre Aubervilliers et Saint-Denis. Mise en situation, située et situationniste.
Anne-Marie Morice vous donne rendez-vous samedi 19 septembre à 10h30 allée Guy Debord à Aubervilliers. A l’orée du sujet. Textes et carte à l’appui, Anne-Marie Morice propose de suivre un trajet emprunté il y a 70 ans par Guy Debord et Gil J. Wolman, membres fondateurs de l’Internationale lettriste qui durera de 1952 à 1957. Cette balade urbaine est destinée à des visiteurs qui ont déjà une connaissance minimale de ce courant qui devient en 1957 l’Internationale situationniste. Pour autant, Anne-Marie Morice est prête à répondre à toutes les questions. Unidivers a souhaité faire la balade pour vous en dire plus
LE SPECTACLE EST LE MAUVAIS RÊVE DE LA SOCIÉTÉ MODERNE ENCHAÎNÉE, QUI N’EXPRIME FINALEMENT QUE SON DÉSIR DE DORMIR. (LA SOCIÉTÉ DU SPECTACLE (1967) GUY DEBORD)
Critique d’art et commissaire d’expositions, Anne-Marie Morice s’est installée à Aubervilliers il y a 32 ans. Elle a été surprise par le manque d’information relative à l’épisode pourtant historique de l’Internationale Lettriste d’Aubervilliers. Depuis plus d’une décennie, elle conduit donc « des recherches en partant des textes de l’Internationale lettriste et de l’Internationale situationniste, car beaucoup de choses ont été écrites rétrospectivement. »
Ses recherches ont d’ailleurs conduit la ville à baptiser une allée du nom du père de la Société du spectacle : Guy Debord. Aurait-il apprécié d’avoir son nom à côté d’un centre commercial, d’un quartier d’affaire et de sièges sociaux ? Anne-Marie Morice rassure, « Guy Debord et ses amis aimaient beaucoup la toponymie, le nom des rues et des lieux, même s’ils se plaisaient à injurier et à relever tout le ridicule des vedettes. » La question reste ouverte…
OUTRE LE TRAVAIL, C’EST LA CONSOMMATION QUI ALIÉNE LES HOMMES. AU LIEU DE VIVRE NOS DÉSIRS, NOUS ADOPTONS INCONSCIEMMENT CEUX QUE NOUS IMPOSE LA SOCIÉTÉ DE CONSOMMATION, PAR LE BIAIS DE LA PUBLICITÉ. (LA SOCIÉTÉ DU SPECTACLE (1967) GUY DEBORD)
Guy Debord et l’Internationale lettriste
Anne-Marie Morice a retrouvé des traces de leurs passages à Aubervilliers entre 1952 et 1958. Le groupe de poètes et activistes s’est formé à la suite d’un désaccord avec Isidore Isou, père du lettrisme. Guy Debord et ses amis reprochaient à Charlie Chaplin « de rendre comique l’intolérable exploitation de l’homme avec Les Temps Modernes alors qu’il était millionnaire. Ils l’ont traité de tous les noms et ont distribué des tracts. Isidore Isou s’est désolidarisé du mouvement, » explique Anne-Marie.
DANS LE MONDE RÉELLEMENT RENVERSÉ, LE VRAI EST UN MOMENT DU FAUX. (LA SOCIÉTÉ DU SPECTACLE (1967) GUY DEBORD)
L’Internationale lettriste a alors été fondée par Guy Debord, Gil J. Wolman, Serge Berna et Jean-Louis Brau, invités à Aubervilliers par le père de ce dernier. Le 7 décembre 1951, ils ont arpenté le canal Saint-Denis et ont inscrit les statuts de l’Internationale lettriste sur une page mise dans une bouteille. La légende veut qu’ils aient été enivrés, le père de Jean-Louis Brau étant prompt à sortir les bouteilles. Ils auraient jeté cette bouteille dans le canal, et Jean-Louis Brau serait allé la repêcher…
La dérive urbaine
Les membres de l’Internationale lettriste « mettaient 3 heures pour venir de Saint-Germain à pied » en appliquant la théorie de la dérive. Il faut « se laisser porter par l’influence de la géographie, » explique Anne-Marie Morice en marchant le long du canal. Mais la dérive « ne va pas sans psychogéographie, sans l’interprétation sensorielle et affective de la géographie, » ajoute-t-elle.
PLUS ON PARLE DE TRANSPARENCE, MOINS ON SAIT QUI DIRIGE QUOI, QUI MANIPULE QUI, ET DANS QUEL BUT. (LA SOCIÉTÉ DU SPECTACLE (1967) GUY DEBORD)
Après la dérive, le groupe s’est intéressé à la théorie de la situation et est devenu l’Internationale situationniste en 1957. Les idées de ce mouvement « ont beaucoup contribué – d’une façon assez souterraine car ils n’étaient qu’un petit groupe – aux idées de mai 68, » commente Anne-Marie.
« Quand on a vécu mai 68, se souvient Anne-Marie Morice, on était forcément intéressé par les idées des situationnistes. À l’époque, c’est la Société du Spectacle de Guy Debord dont on parlait beaucoup. La façon dont il parlait de certains sujets d’une manière littéraire, proche des gens, et non plus un discours intellectuel a beaucoup frappé. »
Découvrir Aubervilliers en 1950
Anne-Marie Morice ne manque pas d’anecdotes afin d’étayer la visite. Au rythme de ses paroles, Guy Debord ou Gil J. Wolman prennent vie sous nos yeux. Des jeunes idéalistes qui veulent révolutionner un monde injuste où le capitalisme réduit toute chose à une valorisation marchande.
L’aliénation du spectateur au profit de l’objet contemplé s’exprime ainsi : plus il contemple, moins il vit ; plus il accepte de se reconnaître dans les images dominantes du besoin, moins il comprend sa propre existence et son propre désir… C’est pourquoi le spectateur ne se sent chez lui nulle part, car le spectacle est partout. (La Société du spectacle (1967) Guy Debord)
Une forme d’action dans la dérive : changer le nom des rues et finir une soirée arrosée au bord du canal…
Le vieil océan est en lui-même indifférent à la pollution ; mais l’histoire ne l’est pas. Elle ne peut être sauvée que par l’abolition du travail-marchandise. Et jamais la conscience historique n’a eu tant besoin de dominer de toute urgence son monde, car l’ennemi qui est à sa porte n’est plus l’illusion, mais sa mort. (La planète malade (1971), Guy Debord)
Votre guide saura nous plonger dans l’ambiance de l’époque. Aubervilliers avait « une réputation pire que maintenant. Les restes des animaux tués dans les abattoirs de la Villette se retrouvaient à Aubervilliers et une industrie chimique s’est développée. Ceux qui n’y habitaient pas ne voulaient pas savoir ce qu’il s’y passait. Pour l’Internationale lettriste, cette laideur était tout aussi belle – sinon plus belle – que la beauté classique et académique. »
Il y avait les rues froides et la neige, et le fleuve en crue : « Dans le Mitan du lit – la rivière est profonde. » Il y avait les écolières qui avaient fui l’école, avec leurs yeux fiers et leurs douces lèvres ; les fréquentes perquisitions de la police ; le bruit de cataracte du temps. « Jamais plus nous ne boirons si jeunes. » (Panégyrique (1989) Guy Debord)
Plusieurs écrivains ont décrit l’Aubervilliers des années 1950. Certains, tels Wolman ou Brau, faisaient partie de l’Internationale lettriste. D’autres, comme Jean Meckert ou Léon Bonneff, étaient extérieurs au mouvement. Leurs œuvres, lues par Anne-Marie, redonnent vie et corps à l’époque dans l’imaginaire des visiteurs.
Considérant les grandes forces de l’habitude et de la loi, qui pesaient sans cesse sur nous pour nous disperser, personne n’était sûr d’être encore là quand finirait la semaine ; et là était tout ce que nous aimerions jamais. Le temps brûlait plus fort qu’ailleurs, et manquerait. On sentait trembler la terre. (In girum imus nocte et consumimur igni (1978) Guy Debord)
L’évolution de la ville
Anne-Marie Morice raconte aussi la ville actuelle et son évolution. L’écluse par laquelle Guy Debord et Gil J. Wolman passaient n’est plus accessible. La Plaine Saint-Denis est devenu un grand quartier d’affaires. Chaque coin de rue semble en travaux. Et le quartier de la Petite Espagne n’a plus rien à voir avec celui qu’a fréquenté les camarades de l’Internationale lettriste…
Au détour d’une rue, nous débusquons sur une maison où « il y avait un élevage de cochons« , a-t-elle lu dans les archives de la ville. La guide nous montre les maisons des personnes qu’elle a rencontré, ceux qui étaient là, à l’époque où Guy Debord arpentait les rues. Ceux qui se souviennent de l’ambiance et racontent ce qu’était la Petite Espagne, un quartier bien loin de l’ambiance morne actuelle. La communauté espagnole rendait « le quartier très vivant, convivial et chaleureux. Les gens étaient assis dans la rue, parlaient sur des chaises ».
Et vient la fin de cette boucle spatiale et temporel. Nous repassons le canal et retournons à Aubervilliers, comme le faisait Guy Debord. La balade se termine à la ferme Mazier où se tiend La Pequeña España, une fête organisée par l’association La Pépinière. Un beau spectacle.
Les tromperies dominantes de l’époque sont en passe de faire oublier que la vérité peut se voir aussi dans les images. (Panégyrique tome second » (1997) Guy Debord)
Balade gratuite, contactez Anne-Marie Morice par téléphone ou par mail ammorice@gmail.com.