AUX SOURCES DE L’UTOPIE NUMERIQUE OU L’AVENTURE LIBERTAIRE DES RESEAUX

Il est des acteurs de la Toile devenus célèbres, voire emblématiques, tels Bill Gates ou Steve Jobs. Et d’autres dont l’existence et le rôle sur le net sont restés méconnus. C’est typiquement le cas de Stewart Brand, que le livre de Fred Turner, Aux sources de l’utopie numérique, de la contre-culture à la cyberculture, Stewart Brand, un homme d’influence, dévoile au grand public.

L’utopie, ça réduit à la cuisson. C’est pourquoi, il en faut énormément au départ.
Gébé.

Stewart Brand n’est pas un inventeur du net mais un « passeur », aidé en cela par ses multiples compétences (biologiste, photographe, designer, vidéaste, journaliste, enseignant…) et qui a pu ainsi lancer plus aisément des ponts entre les chercheurs, les artistes, les sociologues, les ingénieurs, les managers.

AUX SOURCES DE L'UTOPIE NUMERIQUE

Formé, entre autres, à l’Université de Stanford (où il découvrira les liens entre cybernétique, théories de l’information et biologie), Stewart Brand fera aussi partie de cette jeunesse des années 50 et 60 qui vivra la Guerre froide puis le conflit vietnamien et les premières contestations étudiantes. Cette vague protestataire donnera naissance aux mouvements hippies et à une contre-culture animée par des communautés libres, que Fred Turner appelle « les nouveaux communalistes ». De cette contre-culture, à vrai dire plus artistique que politique, émergera l’idée d’une expérimentation d’une société en réseaux.

En 1966, Stewart Brand participera lui-même à l’organisation de rassemblements de collectivités marginales quelque peu « déjantées », comme le « Trips festival », où l’on verra se dessiner l’intérêt de ces groupes pour des outils technologiques de communication, dont beaucoup ont été conçus par et pour les militaires en pleine Guerre froide.

STEWART BRAND
Steward Brand né en 1938 en Illinois (USA)

Entre les années 60 et 90 Stewart Brand, sorte d’agent de liaison, formera ainsi « un réseau de personnes et de revues qui furent à l’initiative d’une série de rencontres entre les milieux bohêmes de San Francisco et la Silicon Valley, carrefour technologique naissant » (Dominique Cardon, préfacier de l’ouvrage).

WHOLE EARTH CATALOG

Stewart Brand publiera en 1968 le Whole Earth Catalog, propositions hétéroclites de matériels et d’objets bon marché, de livres, d’idées et de conseils, et parfait manuel du « do-it–yourself ». Le catalogue fournira « des outils d’accès et d’éducation pour que les lecteurs puissent trouver leur propre inspiration, former leur propre environnement et partager leurs aventures avec quiconque était intéressé pour le faire » (Stewart Brand). Une forme d’interactivité prendra ainsi corps et le succès du livre sera phénoménal avec un million d’exemplaires vendus. Steve Jobs, en juin 2005 à l’université de Stanford, comparera le Whole Earth Catalog au moteur de recherche Google : « Dans ma jeunesse, il y avait une publication incroyable intitulée Whole Earth Catalog, qui était une des bibles de ma génération… C’était un peu comme Google en format papier, 35 ans avant l’existence de Google. C’était une revue idéaliste débordant d’outils épatants et de notions géniales ».

WELL STEWART BRANT

En 1985, nouvelle étape : Stewart Brand fondera le WELLWhole Earth ‘lectronic Link »), outil interactif et système de téléconférence basé sur un ordinateur central à partir duquel on pouvait communiquer en ligne et en temps réel sur l’art, la santé, les affaires, les loisirs, la spiritualité, la musique, la politique, les logiciels…
Au même moment, c’est le monde économique qui prendra le virage de l’interactivité numérique: les grands groupes industriels, intéressés par les initiatives de Stewart Brand et la liberté de pensée et d’organisation qu’elles développent, voudront faire de ces outils d’échange sur la Toile des instruments susceptibles d’alimenter et d’enrichir les objectifs et l’idéal de l’économie libérale. Ils solliciteront les conseils du « pionnier » Stewart Brand lui-même qui se mettra à leur service. «Il s’agit d’aider les cadres d’entreprises à modéliser et gérer leur vie personnelle dans une économie post-fordienne» se justifiera-t-il.

GLOBAL BUSINESS NETWORK
best concept of global business

Dans ce but, Stewart Brand lancera en 1987 le Global Business Network qui mettra en contact les cadres de l’industrie avec des futurologues, des philosophes, des sociologues, des chercheurs en organisation et leur permettra de « redéfinir le mode d’organisation des grandes entreprises en libérant à certains de leurs salariés des marges d’autonomie et en les invitant à travailler de façon horizontale en s’ouvrant à des savoirs multiples et hétérogènes… [Ces séminaires] pour cadres dirigeants installent le culte du réseau, de la transversalité. Ils vont accompagner le tournant des méthodes de management qui clôt l’ère fordiste du capitalisme industriel.» (Dominique Cardon). Le magazine « Wired », créé en 1993, toujours avec l’aide de Stewart Brand, deviendra la bible des adeptes de cette nouvelle forme d’organisation économique.

WIRED STEWART BRANT

Au final, et paradoxalement, la contre-culture utopiste et libertaire des « communalistes » et autres hippies californiens, qui a tracé la voie d’une libre expression des individus en réseaux sur internet, a aussi «fait le lit d’un ensemble de thématiques libérales qui donnera corps aux politiques de dérégulation des années 90 […]. La contre-culture est ainsi devenue le plus formidable ressort de l’expansion du capitalisme digital. » (Dominique Cardon).
Ouvrage riche et instructif, à lire absolument pour qui veut mieux connaître la genèse des réseaux sur la Toile.

Aux sources de l’utopie numérique : De la contre-culture à la cyberculture, Stewart Brand, un homme d’influence par Fred Turner. Traduit de l’anglais par Laurent Vannini. 32 €. 432 pages. Décembre 2012.

ISBN 978-2-915825-10-7
EAN 9782915825107

Vous pouvez vous procurer le livre ici.

FRED TURNER

L’auteur : Fred Turner

Fred Turner, après avoir été journaliste à Boston pendant dix ans et enseigné au MIT ou à Harvard, est actuellement professeur et directeur des études au département des sciences de la communication de l’Université de Stanford.

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