Avec une enquête minutieuse et passionnante, David Servenay et Jacques Raynal rouvrent, soixante ans plus tard, le dossier de la plus ancienne affaire judiciaire française. Instructif et édifiant.
La BD d’investigation s’impose peu à peu chez les éditeurs. Futuropolis publiait il y a 10 ans Cher Pays de notre enfance et plus récemment Dulcie ou Salvator Mundi (voir chronique). L’image, les ellipses, le style de narration offrent probablement des possibilités plus étendues qu’un livre traditionnel d’enquête à un public plus large. Pas de Benoit Collombat cette fois-ci au scénario mais le journaliste David Servenay pour des investigations concernant un « dossier d’instruction qui est à ce jour la plus ancienne enquête criminelle en cours dans les annales de la justice française » : l’affaire Ben Barka.

Le 29 octobre 1965,à 12H15, Mehdi Ben Barka est enlevé par deux hommes à Saint Germain des Prés, alors qu’il se rend à un rendez-vous mystérieux. On ne le reverra plus. Ben Barka, né à Rabat, brillant étudiant, que l’on surnomme « la dynamo » en raison de sa capacité à organiser, fonde pendant la Seconde Guerre mondiale l’Istiqlal, « le parti de l’indépendance, nationaliste, conservateur partisan d’une monarchie constitutionnelle ». Il obtient le soutien du monarque Mohammed V avant que leurs ambitions et leurs idéaux politiques les séparent. De plus en plus à gauche, Ben Barka, gêne le régime marocain et s’oppose frontalement au nouveau roi Hassan II, après son arrivée au pouvoir en 1961. Ce dernier déclare que Ben Barka ne remettra jamais les pieds au Maroc. L’ancien indépendantiste, populaire notamment dans les milieux étudiants devient, indésirable pour le pouvoir autocratique marocain, qui craint sa vision moderne et tiers-mondiste de la société. Il disparaîtra donc sur le territoire français et on ne retrouvera jamais son corps, suscitant un émoi international en pleine période de guerre froide post coloniale.
Ce que l’on appellera rapidement « l’affaire Ben Barka » va défrayer la chronique pendant des années et faire la couverture des journaux français et étrangers. Tous les ingrédients d’un feuilleton journalistique sont présents : enlèvement, assassinat, participation des services secrets français, barbouzes, militaires marocains, fausses révélations, fausses interviews, personnages sulfureux, enjeux politiques internationaux post colonisation, intervention de la CIA, rendent ce dossier explosif. Et pourtant, soixante ans plus tard, de nombreuses zones d’ombre demeurent. David Servenay a repris le dossier en s’appuyant sur des témoignages inédits et des documents fournis par des hommes qui continuent à oeuvrer pour la vérité. D’abord, le fils de Ben Barka, Bachir, ouvre ses archives personnelles au journaliste, tout comme le juge d’instruction Patrick Ramaël qui travailla sur le dossier de 2004 à 2013. Des documents déclassifiés entrebâillent quelques portes supplémentaires même si de nombreuses réponses demeurent probablement encore cachées dans des archives de la CIA ou de la monarchie marocaine.

D’une grande complexité, l’affaire qui concerne à la fois le régime marocain mais aussi le régime gaulliste, se double de véritables péripéties dignes d’un grand polar avec des personnages qui trouveraient leur place dans tout bon roman de la Série Noire. La réussite du scénariste est de rendre le tout compréhensible en instaurant une tension dramatique remarquable, à laquelle contribue de manière efficace le dessin en noir et blanc de Jacques Raynal. Accompagné par l’avocat de la famille Ben Barka, nous sommes de plain pied dans un véritable thriller politique qui informe, propose une trame vraisemblable et probable, tout en gardant ses mystères, notamment sur les causes de la mort de l’opposant marocain et la disparition de son corps.
En refermant la BD, le lecteur a le sentiment qu’il serait sans doute possible désormais en ouvrant les archives encore classifiées, de connaitre la vérité sur « l’affaire ». Vœu pieux probablement alors que le rapprochement politique de la France et du Maroc s’intensifie, et qu’aucun des deux pays, n’a intérêt à rouvrir ce dossier, peu glorieux.
Ben Barka, la disparition. Récit de David Servenay. Dessin de Jacques (dit Jake) Raynal. Éditions Futuropolis. 160 pages en noir et blanc. 23€. Parution : 2 février 2025. Feuilleter