Avec cette troisième bande dessinée, Dargaud poursuit sa collection Simenon lancée en 2023. Après les très réussis Le passager du Polarlys et La neige était sale, Jean Luc Fromental, accompagné cette fois-ci de Laureline Mattiussi, nous emmène en Turquie pour un récit étrange et inquiétant.
Les clients d’Avrenos est le treizième roman « dur » de Simenon, ces romans difficiles à écrire pour l’écrivain belge car ne bénéficiant pas de l’aide du commissaire Maigret. Dur à écrire, mais dont peut dire également « dur » par les atmosphères souvent lourdes qui se dégagent de ces romans hors normes en quête des tréfonds de la psyché humaine. Infatigable voyageur, y compris par la voie maritime, Simenon s’est souvent servi de ses périples à l’étranger pour raconter ses histoires. Cette fois-ci il nous emmène dans l’entre deux guerres au cœur de la Turquie d’Ankara à Istambul où il s’est rendu en 1933 pour essayer de rencontrer Trotski.
Deux personnages occupent l’essentiel de l’espace. Ils sont le roman à eux seuls. D’abord il y a Bernard de Jonsac que l’on peut qualifier d’anti héros. Fils d’une châtelaine du Périgord, il exerce un peu le métier de « Monsieur bons offices », intermédiaire entre l’état français et la Turquie. Il n’est pas riche, erre comme une âme en peine de bordels en hôtels miteux. Il fréquente les clients de l’Avrenos, étrange mélange d’hommes plus ou moins sérieux, aventureux, désoeuvrés, corrompus, se perdant dans les vapeurs de narguilé. Présent physiquement, il est souvent absent moralement. Presque transparent, de Jonsac rencontre LA femme, son opposé. Elle s’appelle Nouchi. Possible ressortissante hongroise, virevoltante, lumineuse, elle aime la compagnie des hommes et des bénéfices qu’elle peut tirer de leurs fréquentations. Une seule idée: réussir socialement, devenir une Dame. La rencontre de la glace et du feu va créer une détonation dans l’univers feutré de l’homme invisible. Nouchi craint la misère et ne veut surtout appartenir à personne, surtout pas à de Jonzac qu’elle épouse par commodité administrative et de manière platonique. Lui, ensorcelé est prêt à tout pour continuer à vivre auprès d’elle. Vivre cote à cote et non l’un avec l’autre c’est-ce que veut la jeune femme qui refuse la route tracée que lui prédestinent ses origines.
Il tombe dans un puits sans fond et sans espoir. Elle rayonne de bonheur apparent à fréquenter les hommes riches et désinvoltes.
Jonzac nous emmène avec lui dans sa chute et cette étrange ambiance qui fait le charme exceptionnel de cette Bd. Le lecteur, un peu désappointé, erre à son tour dans Ankara et Istambul, véritables théâtres d’un drame amoureux susceptible de conduire au suicide. A cette ambiance étonnante, Laureline Mattiussi apporte le talent de son dessin et des aplats de couleurs qui font penser à Loustal, autre illustrateur des livres de Simenon. Les yeux de De Jonsac sont à peine ouverts, au sens propre comme au figuré. Les yeux bleus de Nouri expriment la vie, le mouvement. Quant à la troisième intruse d’un triangle amoureux en train de se former, Lelia la grande bourgeoise qui va rompre l’équilibre du couple, son visage est digne d’un modèle de Modigliani que le peintre aurait dotée de pupilles. Tout est contraste entre ombres violentes et lumière aveuglante. Tout contribue à créer le malaise de cette histoire flottante, hésitante entre vie et mort, plaisir et abstinence.
Cette adaptation graphique résonne de manière totalement contemporaine: désir, consentement, traumatisme sexuel de jeunesse, sont les moteurs des personnages qui résistent à leurs pulsions ou combattent leurs démons. On connait l’appétit sexuel illimité de Simenon, qui cette fois-ci se penche sur l’abstinence, le respect de l’autre avec pudeur. Tout est ambiance et le roman graphique réussit à rendre une atmosphère lourde, faite de faux-semblants et de non-dits.
Loin de paraphraser les romans de l’écrivain de Liège, cette collection leur apporte une vision originale et profonde. Une belle réussite dont on attend avec impatience les albums suivants.
Les clients d’Avrenos d’après le roman de Georges Simenon. Scénario : Jean-Luc Fromental. Dessin : Laureline Mattiussi. Éditions Dargaud. 88 pages. 22,95€. Parution : 31 janvier 2025. Lire un extrait
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