Le Bonheur national brut de François Roux, l’échec de tous est patent

Les rentrées littéraires sont souvent injustes avec quelques romans noyés dans la masse. Le Bonheur national brut, second ouvrage de François Roux, mérite pourtant une attention plus grande que d’autres. L’auteur trace avec talent le portrait d’une société, de 1981 à 2012, en perte de vitesse à travers quatre portraits d’hommes. Passionnant. Autant que désolant.

 

Et si l’on commençait par la fin, par une des phrases des derniers chapitres ? « On n’est heureux que lorsqu’on cesse de vouloir quelque chose. Le bonheur c’est le renoncement, non ? Ne plus vouloir… »

Sous des apparences d’une chronique du temps qui passe, François Roux pose progressivement la question de la quête du bonheur comme si après avoir raconté une histoire, assez banale, il en venait à élargir son propos. Comme si le Bonheur national brut devenait au fur et à mesure des pages de plus en plus ambitieux.

Ce récit qui débute de manière totalement conventionnelle n’est pas sans rappeler le diptyque de Jonathan Coe, « Bienvenue au Club » et « Le cercle fermé ». Comme l’écrivain anglais, François Roux coupe son histoire en deux temps : Mai 1981, élection de François Mitterrand à la présidence de la République, puis 2009 année où la crise produit ses premiers effets.

C’est donc un début sans surprise avec quatre adolescents, quatre amis. Il y a Benoît, attaché à sa Bretagne, à la ferme de ses grands-parents, qui se laisse porter par la vie et son appareil photo, soucieux de profiter du temps présent sans calcul, sans visée. Et puis Rodolphe, brillant, adhérent au Parti socialiste qui envisage la vie comme une carrière politique, souhaite se défaire de ses origines familiales et de l’attachement militant de son père au Parti communiste. Il est en concurrence avec Tanguy, commerçant né rêvant de mettre le monde à ses pieds, admirateur déjà du jeune Bernard Tapie, souhaitant diriger « l’Entreprise ». Enfin Paul nous raconte l’histoire, la sienne et celle des trois autres. Paul Savidan, le plus volatile, le plus fragile, le plus sensible. Il est homosexuel, castré par un père ignoble, dominé par un frère sans scrupule. Il ne veut rien, mais il raconte tout : son mal-être, et celui de ses amis.

Comme attendu, la vie de chacun permet la description d’une époque, celle de ces années quatre-vingt où tout semble encore possible où ces jeunes bacheliers imaginent des destinées flamboyantes. Ministre pour Rodolphe, chef d’une « Entreprise » pour Tanguy. La vie est celle de tous les projets, de toutes les ambitions. Benoît lui, se voit simplement en train de photographier ses rochers et la mer qui les fracasse. Paul qui découvre Paris et son homosexualité envisage la carrière d’acteur. L’occasion est belle pour le lecteur de se replonger avec plaisir dans ses souvenirs ou de découvrir un monde si proche et si lointain à la fois. C’est le temps de l’apparition du sida, d’AC/DC, de Michel Rocard, d’un temps où l’économie était moins dominée par la finance, où la politique avait encore un peu de sens.

bonheur national brutMais le Bonheur national brut devient passionnant et innovant trente ans plus tard. Nos amis ont près de cinquante ans, l’âge de tous les bilans. Le passage sans transition est frappant, remarquable : on passe d’une photographie argentique d’adolescents presque boutonneux à un cliché numérique d’adultes qui entament leur deuxième partie de vie. Trente ans compressés : un point de départ et un point d’arrivée. Sans transition. Procédé saisissant. Et diablement efficace. « À vingt ans on se sait mortel. À cinquante ans on sait que l’on va mourir » . Cette phrase souvent entendue trouve ici toute sa signification. À l’âge du demi-siècle, l’essentiel est fait. Les aiguillages ont été choisis. Il reste bien quelques voies à explorer, mais elles conduisent souvent à une impasse. On ne revient pas en arrière et l’horizon s’est sérieusement rétréci. La fenêtre de vie n’est plus qu’entrouverte. Et les chapitres multiplient alors les points d’interrogation :

« Combien étaient venus ici trouver un semblant de signification à l’angoissante énigme de leur disparition inéluctable et (…) tenter de donner une réponse à la non moins oppressante question : comment faire pour vivre en accord avec soi même ? Comme faire pour vivre tout simplement ? », «  Comment puis je espérer m’en sortir en venant d’un tel milieu, avec de tels parents ?», « Qu’apprend-on vraiment (de la vie, de ses propres erreurs, etc.) ? », et surtout, surtout :  « Suis je heureux ? ».

Si l’on retient la formule de Simone Weil, « De toute façon on ne possède vraiment que ce à quoi on a vraiment renoncé », l’échec de tous est patent. Rodolphe, devenu député, est prêt à de nombreuses compromissions avec sa conscience par stratégie politique ou intérêt local. Tanguy, ultra libéral et cynique, a abdiqué toute morale pour une réussite sociale illusoire qui le laisse exsangue. Benoît photographe mondialement reconnu n’a pas abandonné un amour impossible. Tous ont poursuivi leurs ambitions premières, tous sont malheureux.

10 Mai 1981 : Élection de François Mitterrand. 6 mai 2012 : élection de François Hollande. Les présidents successifs ne sont pas les principaux responsables du désenchantement des quatre amis. Pour François Roux, la vie et l’évolution de la société sont plus sûrement en cause. Les carrières des personnages tissent une image intéressante de la société actuelle : brutalité du libéralisme, monde superficiel de la publicité, des médias, préjugés sociaux, fin du rêve communiste, fin du militantisme, règne du chacun pour soi, du clinquant, des marques, de l’apparence. Rien de nouveau certes, mais des constats ne reprit avec justesse grâce à un travail bien documenté. La description du milieu de la politique (ah ces fameux courants du PS !) est éclairante comme celle des cadres supérieurs des multinationales, de la finance. Tel un symbole de la double ambition de l’ouvrage, l’auteur mêle à la perfection, la description glacée de l’univers de la photographie de mode et de superbes pages sur la quête artistique de Benoît, photographe de talent. Mélange croisé réussi d’une écriture partagée entre destin individuel et univers sociétal.

Roman de facture traditionnelle sur la jeunesse, sur la maturité, François Roux propose finalement, par une brutale rupture chronologique, de réfléchir sur la question essentielle, « qu’est-ce que réussir sa vie ? ». Ses personnages se la posent et nous la renvoient en miroir. Que l’on ait plus de cinquante ans… ou pas.

 

Le Bonheur National Brut François Roux, Albin Michel, août 2014, 680 pages, 22 € 90. Sélectionné pour le Prix de Flore et le Prix Georges Brassens 2014.

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Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.

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