Que peut un écrivain en temps de crise ? Demeurer, ainsi que le réclamait Pascal, en paix dans sa chambre… Il peut aussi arpenter la ville. Pas nécessairement pour en prendre la mesure. Certainement pas pour se faire juge, mais bien plutôt pour jauger dans et par son écriture de l’ampleur des différences et des indifférences. C’est la réussite de la chronique athénienne de Christos Chryssopoulos…
Le Tourisme avec un T majuscule, la publicité et le nationalisme, qui occupent ici largement l’espace ont en commun de revêtir toutes les déclinaisons possibles du paraître : observation, théâtralisation, exhibition, surveillance. Le regard du touriste, l’espace public comme lieu de surveillance et d’observation, la ville vendue à l’encan, proie des chantiers et des travaux publics qui l’éventrent, les habitants avec leur comportement ostentatoire, cela forme un tout dont les traces mnésiques sont exposées dans une vitrine comme une ruine, mais une ruine qui vient de naître, ou plutôt une ruine hors du temps. Et en même temps bonne à être consommée. La réalité qui nous entoure se métamorphose en un musée/une vitrine de magasin d’un genre bien particulier. Le sort en est jeté : la ville elle-même devient un objet d’exposition. Et du coup, elle prend des airs supérieurs (elle sélectionne, elle exclut), elle cherche à donner l’illusion d’une vérité transcendante. Qu’est-ce à dire ? Qu’Athènes n’a jamais appris l’art de grandir avec grâce. Elle invente jour après jour son présent en jetant aux ordures ce qui hier faisait son succès. (pp. 79-80)
Sans bien en avoir conscience au départ de son aventure littéraire Christos Chryssopoulos à mis ses pas dans les pas de Walter Benjamin. Mais ce n’est pas Paris, c’est Athènes. Pas de Baudelaire et de petits poèmes en prose, mais la crise, la dette et la, tristement, célèbre Troïka ! On ne se rassure pas d’injonctions marxiennes ou de péroraisons anti-capitalistes dans ces pages, un constat en forme de questionnement et de réflexions intérieures et sensibles. Finalement elles portent plus loin que les affirmations économico-politiques, sans doute parce qu’étant personnelles elles demeurent incarnées, elles émanent du marcheur et de l’observateur
Chaque jour je parcours à pied un trajet précis. La dernière ligne droite s’étend sur dix pâtés de maisons. 10 décembre 2011. Durant ma flânerie, je compte sur cette distance trente-six commerces fermés. Des cavités inoccupées qui, il y a peu encore, accueillaient de la vie. (p.59)
Pas d’assurance, pas de certitude. Ce n’est pas un essai sociologique, l’écrivain qui s’entretient avec quelques-unes des personnes qui sont contraintes de vivre dans la rue, le fait en pleine conscience, ne cachant rien des gênes occasionnées par son attitude, de ses questionnements… Il ne s’agit pas non plus d’un reportage (bien que de très élégantes photos prises sur le vif soient venues se greffer au texte). De multiples réflexions s’entremêlent et la « crise » grecque nous devient, finalement, plus proche. Dépouillé de tout apitoiement (en littérature comme en journalisme, rien de plus déplacé) ces réflexions à la fois immédiates et approfondies, sur la ville, l’art, la violence nous font mieux partager la réalité donnée d’un pays qui, en dehors de tous les clichés possibles, nous restent bien souvent incompréhensible, toutes les informations « objectives » des expertises médiatiques n’étant le plus souvent que fumée irritante à des yeux déjà fort peu enclins à la clarté.
Y a-t-il quelque chose de plus violent que la vérité ? (p.57)
Mais, précisément, Christos Chryssopoulos ne prétend pas nous soumettre à cette violence. Cette phrase fait partie de l’un des développements que l’écrivain produit. Ou disons qu’il laisse se produire en lui par sa pratique de l’arpentage de sa ville. Arpentage qui retrouve malgré les souffrances humaines et le déclin, un saut de l’ange. Chroniques athéniennes personnelles et lyriques qui, loin de dénier la misère et les responsabilités de la misère, s’en va librement creuser dans la moelle poétique de la vie qui se maintient, qui tient, qui subsiste ! Un très beau texte en son appel simple et personnel à mesurer, à arpenter ce que nous faisons en temps de crise… Et il est fort probable que la crise soit, au final, permanente.
Athènes est aussi nocive que bénéfique : elle sape en permanence le « récit » que nous construisons sur elle. (p.86)
Thierry Jolif
Christos Chryssopoulos, Une Lampe entre les deux, chronique athénienne, Actes Sud, février 2013, 119 pages, 16,80 euros
Membre du parlement culturel européen, C. Chryssopoulos est né en 1968, il a publié une douzaine d’ouvrages, trois de ces romans ont été traduits chez Actes Sud.