De Gévezé à Béziers, en passant par Limoges ou Nîmes, plusieurs municipalités françaises ont récemment instauré des couvre-feux qui ciblent les mineurs dans le but affiché d’enrayer une montée des violences urbaines. Mais au-delà de l’effet d’annonce, que révèlent ces mesures quant à notre rapport à la jeunesse, à la sécurité et à l’autorité ?
La jeunesse, c’est la passion pour l’inutile. (Jean Giono)
Les couvre-feux pour mineurs ne sont pas nouveaux. Depuis les années 1990, plusieurs communes françaises y ont eu recours de manière ponctuelle. Mais la multiplication récente de ces arrêtés municipaux – à Limoges, Nîmes, Béziers, ou encore Gévezé près de Rennes – leur donne une nouvelle visibilité. Ils s’inscrivent désormais dans un climat sécuritaire sous haute tension sur fond de rivalités liées aux trafics de stupéfiants, de violences collectives, de perte d’autorité dans certains quartiers, d’une crise générale de l’autorité politique et républicaine et d’une baisse inquiétante du civisme.
À Nîmes, la décision a été prise après une série de fusillades impliquant des mineurs. À Béziers, le maire Robert Ménard justifie la mesure par le besoin de “protéger les jeunes d’eux-mêmes”. À Limoges, la municipalité évoque une “circonstance exceptionnelle” pour contrer les violences. À Gevezé, commune plus paisible, le discours insiste davantage sur la prévention et la responsabilisation parentale.
Ce sont les sens qui rendent heureux, et non l’esprit spéculatif. Voilà les fondements de la culture. Il est nécessaire d’avoir un toit sur la tête, mais pas n’importe quel toit. Ou alors, qu’on ne nous parle plus du bonheur : qu’on comprenne une fois pour toutes que nos temps ont des fins inhumaines ; que nous avons lâché la proie pour l’ombre. Les grottes de Lascaux n’étaient pas n’importe quelles grottes. (Jean Giono)
Une efficacité sujette à caution
La première question que pose cette mesure est celle de son efficacité réelle. Sur le plan factuel, aucune étude robuste ne permet de conclure à l’impact significatif d’un couvre-feu pour mineurs sur la délinquance ou les violences urbaines. Plusieurs sociologues, à l’instar de Laurent Mucchielli ou de Sébastian Roché, soulignent que les jeunes impliqués dans les actes les plus graves échappent souvent aux logiques d’interdiction. Soit parce qu’ils ne sont pas dissuadés, soit parce qu’ils agissent de manière préméditée et organisée, en marge des horaires concernés.
En revanche, le couvre-feu peut momentanément pacifier l’espace public en réduisant la visibilité des groupes de jeunes et les attroupements, souvent perçus comme menaçants. Cette “tranquillité” apparente est toutefois largement superficielle et temporaire. Les causes profondes – précarité, ruptures scolaires, absence de perspectives – demeurent intactes.
On entend souvent dire : « Si j’avais ceci, si j’avais cela, je serai heureux », et l’on prend l’habitude de croire que le bonheur réside dans le futur et ne vit qu’en conditions exceptionnelles. Le bonheur habite le présent, et le plus quotidien des présents. Il faut dire : « J’ai ceci, j’ai cela, je suis heureux ». Et même dire : « Malgré ceci et malgré cela, je suis heureux ». (Jean Giono)
Un signal politique, pas une politique
D’un point de vue politique, le couvre-feu est moins un outil de transformation qu’un instrument de communication. Il rassure une partie de l’opinion, donne le sentiment d’une action immédiate, visible, virile. Il permet aux maires d’afficher leur fermeté à peu de frais, en se dotant symboliquement du rôle de protecteur, voire de “père de famille” municipal.
Mais il interroge, à Rennes où se sont multipliés dernièrement les coups de becs entre la maire de Rennes et les derniers préfets qui s’y sont succédé, comme partout en France, la continuelle et alarmante déresponsabilisation de l’État qui laisse aux communes la gestion de problèmes structurels : éducation, logement, santé mentale, insertion. Le couvre-feu devient alors une rustine sur une panne plus large des politiques publiques envers la jeunesse.
Et puis, une question inquiétante se pose : n’est-on pas en train de verrouiller nos villes par tant d’aspects qu’elles en deviendront peut-être de plus en plus sures mais de moins en moins vivables ?
Si tu n’arrives pas à penser, marche ; si tu penses trop, marche ; si tu penses mal, marche encore. (Jean Giono)
La tentation du contrôle parental par la force publique
D’un point de vue comportemental, le couvre-feu repose sur une logique de suspicion à l’égard des jeunes, en particulier des garçons issus des classes populaires. Il entérine l’idée que leur seule présence nocturne est un danger potentiel. Ce qui n’est en soi pas faux : que fait un ado de 15 ans dehors à minuit ? Pourquoi ses parents ne le cadrent-ils pas ?
Pour les adolescents en question, cette stigmatisation peut renforcer le sentiment d’exclusion et d’injustice. Pire, elle est susceptible d’engendrer un effet paradoxal : se confronter au risque de la règle devient une manière de se construire, de se faire voir, d’exister aux yeux des autres.
« Il faudrait que la joie soit paisible. Il faudrait que la joie soit une chose habituelle et tout à fait paisible et tranquille, eT non pas batailleuse et passionnée. » (Jean Giono)
Avant tout doit être posé la question du déplacement des responsabilités vers les parents. Ainsi, à Gevezé, le maire a sans ambiguité exprimé que le problème résidait dans le “lâchage éducatif”. Pourtant, rien n’est dit quant aux soutiens concrets aux familles monoparentales, aux parents isolés ou aux mères en horaires décalés. Comment tient-on son gosse de 15 ans qui est médiocre en classe et qui nourrit le sentiment d’être une bête noir sociale quand soi-même, mère isolée, on fait des ménages jusqu’à 1h du matin ? La menace de sanctions ne remplace pas une politique familiale ambitieuse.
Joie magnifique des travaux naturels où jamais rien n’est esclavage, où tout est à la mesure de l’homme, lui laissant son temps. (Jean Giono)
Vers une normalisation sécuritaire ?
Enfin, la multiplication des couvre-feux interroge quant à la normalisation progressive de l’état d’exception appliqué aux mineurs. Les libertés individuelles des enfants et des adolescents sont de plus en plus restreintes au nom de leur protection. Mais une société qui ne sait plus protéger ses jeunes autrement qu’en les enfermant chez eux est-elle encore capable de faire société ? Les prisons sont pleines, on va on faire quoi des ces enfants punis ? Rouvrir des colonies pénitentiaires pour enfants sur des iles (voir notre article) ? Certes, non. Pourquoi pas généraliser des travaux d’intérêt général, voire, pour certains, une année en camp de rééducation scolaire agricole ou artisanale ?
On a dû te dire qu’il fallait réussir dans la vie. Moi, je te dis qu’il faut vivre, c’est la plus grande réussite du monde. (Jean Giono)
Plutôt que d’enfermer, ne faudrait-il pas rouvrir et déplacer ? Des maisons de quartier en soirée, des équipements sportifs, des médiateurs de rue, des projets culturels de territoire, des équipes mobiles de prévention… Couplés avec l’envoi des adolescents qui se sont entrés sur une pente glissante dans des colonies agraire ou/et artisanale durant toute une année jusqu’à la rentrée scolaire de septembre afin de leur réapprendre à vivre en société, voire à aimer faire (et pas que faire de la merde, comme on l’entend dans leur propre bouche). Le retour à la culture, le retour à la nature. Autant de pistes moins spectaculaires, certes plus complexes, mais plus efficaces au long terme.
Il n’est pas de condition humaine, pour humble ou misérable qu’elle soit, qui n’ait quotidiennement la proposition du bonheur: pour l’atteindre, rien n’est nécessaire que soi-même. (Jean Giono)
Une jeunesse en miroir de nos contradictions
Le recours au couvre-feu traduit en creux notre ambivalence collective vis-à-vis de la jeunesse. On la célèbre comme “avenir de la nation” tout en la suspectant d’être un danger pour l’ordre public. On veut la responsabiliser, mais on ne lui donne ni espace, ni confiance, ni horizon. Le couvre-feu est peut-être, finalement, moins une réponse à la violence des jeunes qu’un révélateur de la violence sociale à leur égard.
« Tu peux être tout ce que tu veux, mais il faut être fou, mon enfant. Regarde autour de toi le monde sans cesse grandissant de gens qui se prennent au sérieux. Outre qu’ils se donnent un ridicule irrémédiable, ils se font une vie dangereusement constipée. » (Jean Giono)
Le couvre-feu pour mineurs est un outil aux effets ambigus. À court terme, il peut calmer les tensions visibles. Mais à long terme, il risque d’accroître les fractures. À défaut d’investir dans les liens et les lieux, on impose des limites. Reste à savoir si cela suffit à bâtir une société plus apaisée. La vraie question, dès lors, n’est peut-être pas celle de l’efficacité du couvre-feu, mais celle de notre capacité à imaginer autre chose. Encore une fois, n’est-on pas en train de verrouiller nos villes par tant d’aspects qu’elles en deviendront peut-être de plus en plus sures mais de moins en moins vivables ?
La violence et la force ne construisent jamais. La violence et la force ne paient jamais les hommes. Elles ne peuvent que contenter ceux qui se satisfont avec du provisoire. Malgré toutes nos civilisations occidentales, nous n’avons pas cessé de nous satisfaire de provisoire. Il serait temps de penser à de l’éternel. (Jean Giono)
