Depuis quelques années, la Dark Romance s’impose comme un sous-genre incontournable chez les jeunes lectrices. Cette forme de littérature s’inscrit dans la continuité de la new romance, mais pousse plus loin les dynamiques de domination et de violence. Comment ce phénomène façonne-t-il les perceptions amoureuses des adolescentes et quels en sont les dangers potentiels ?
Une tendance littéraire sous influence des réseaux sociaux
La new romance, sous-genre dérivé de la romance classique, a explosé ces dernières années, notamment depuis que des recommandations circulent sur BookTok, le canal littéraire de TikTok. Alors que la lecture connaissait un déclin ces dernières années, elle semble aujourd’hui regagner en popularité auprès de la jeunesse. La new romance propose des histoires et des relations qui restent souvent saines et une grande importance est donnée à l’émotion et au dilemme amoureux. Cependant, de cette catégorie découle la dark romance, sous-genre porté par des plateformes comme Wattpad et des tendances virales sur BookTok. Les caractéristiques sont différentes bien que la frontière entre les deux soit parfois un peu trouble. La dark romance joue plutôt sur des rapports de domination et de soumission avec des relations souvent toxiques voire même violentes, tant sur le plan physique que psychologique.
De nombreux romans phares, comme After d’Anna Todd, Jamais Plus de Colleen Hoover ou encore Cinquante nuances de Grey d’E. L. James, ont contribué à populariser ce type de narration, où l’histoire d’amour s’accompagne d’une tension malsaine entre les protagonistes. Depuis, le genre n’a cessé de se développer avec des milliers d’ouvrage. Avec plus de 246 000 exemplaires vendus en moins d’un an, Lakestone de Sarah Rivens s’est par exemple imposé comme la meilleure vente romance en 2024.
« Dans la tranquillité trompeuse de la ville d’Ewing aux États-Unis, Iris, confinée à la bibliothèque, est plongée dans ses révisions. À des kilomètres de là, un mercenaire affronte le froid tranchant de la nuit, aussi glaciale que le cadavre qu’il vient d’enterrer. Ils n’ont rien en commun, pourtant tous deux ont le même objectif : amasser assez d’argent. Iris, pour payer ses frais de scolarité à l’université, le mercenaire, pour mener à bien sa mission. Mission dont elle est la cible. Désormais, l’existence d’Iris est liée à celle de cet homme, une connexion qui éveille en lui curiosité et désir. Arrachée à la vie qu’elle a toujours connue, la jeune étudiante se retrouve à la merci du mercenaire dont l’impulsivité a forgé la réputation, celui qui a été façonné pour tuer…».
Ce succès ne se limite pas aux ventes : il s’inscrit dans un processus marketing bien rodé. Camille Emmanuelle, dans son essai Cucul, souligne comment ces romans sont pensés comme des produits de consommation standardisés, calibrés pour répondre à une demande massive. Les maisons d’édition analysent le schéma type qui est à reproduire pour que ces romans soient un succès. Ce schéma, souvent stéréotypé, perpétue des dynamiques de domination où la femme, plus jeune et naïve – parfois première de la classe –, tombe sous le charme d’un homme plus âgé, expérimenté et froid avec son entourage. Hachette a même créé une maison d’édition dédiée à la new romance, HLAB, qui mise sur des partenariats avec les influenceuses littéraires pour atteindre son public.
Une représentation toxique des relations amoureuses
Ce qui interroge dans la Dark romance, c’est la nature des relations qu’elle met en avant. Souvent basé sur des relations hétérosexuelles, on y retrouve systématiquement la figure de ce « mâle alpha dominant » qui est excessivement jaloux, voire violent et abusif. La violence psychologique et physique y est récurrente, parfois minimisée, parfois carrément glamourisée. Cette exposition à un public jeune, souvent féminin et sans réelle expérience amoureuse peut être assez dangereuse. Ce qui pose réellement souci avec ces histoires, c’est le semblant de morale qui en ressort. Les romans se finissent souvent par une happy end : la jeune femme a réussi à raisonner et à changer le « bad boy » qui, sous sa violence et ses nombreux traumatismes, cachait un cœur bien tendre. Dans certains cas, les relations sont basées sur le syndrome de Stockholm : la victime développe un attachement psychologique et émotionnel avec le bourreau qui la séquestre. C’est par exemple le cas dans 365 dni, une trilogie de Blanka Lipińska qui a été adaptée en long-métrage par Barbara Białowąs.
Chloé Thibaud, autrice de Désirer la violence, explique que l’acceptation des petites violences (baisers forcés, jalousie possessive) contribue à normaliser des violences encore plus graves, comme le viol et le féminicide. Or, la dark romance participe de cette tolérance en représentant ces comportements comme des marques de passion plutôt que comme des signaux d’alerte. Jamais Plus, adapté récemment au cinéma, en est un exemple frappant : la relation toxique est embellie par des scènes de sensualité où le bourreau est physiquement décrit comme un « dieu vivant ».
Un public adolescent vulnérable aux modèles toxiques
La lecture de ces romans pose d’autant plus problème qu’elle touche majoritairement un lectorat féminin adolescent, en pleine construction de son idée de l’amour. Bien que certains ouvrages soient déconseillés aux moins de 16, voire 18 ans, cette alerte ne semble pas arrêter les nombreuses lectrices qui sont captivées par le côté transgressif et interdit que représente le genre littéraire. Ces jeunes filles viennent bien souvent idéaliser ces relations, sans toujours réaliser ce qui se cache derrière. D’autant plus que la consommation de ces romans se fait souvent en dehors du regard parental. Beaucoup de jeunes filles les lisent en cachette, ce qui témoigne d’une forme de conscience du problème, mais aussi d’une difficulté à en parler ouvertement.
Mais alors pourquoi ces représentations persistent-elles alors que les débats féministes sur les relations toxiques sont de plus en plus présents ? L’ambivalence culturelle joue un rôle essentiel. Si d’un côté, on promeut des valeurs d’égalité et de respect, de l’autre, la fiction continue à exalter l’attirance pour le « bad boy ». Et cette contradiction est d’autant plus forte que ces contenus sont diffusés principalement sur les réseaux sociaux, sans filtre ni discours critique accompagnateur. On retrouve cette problématique dans d’autres formats médiatiques. Les séries TV destinées aux adolescents, comme Gossip Girl ou Vampire Diaries, exploitent elles aussi la figure du « prédateur irrésistible », incarné par des personnages masculins dangereux, mais charismatiques dont on ne peut que tomber amoureuse.
Une question persiste : pourquoi ne pas proposer des alternatives saines qui prônent des histoires d’amour non pas parfaites, mais respectueuses ? Ces histoires existent bel et bien, mais ne sont pas autant mises en avant que les histoires sulfureuses pleines de rebondissements. En somme, si la dark romance répond à un besoin de fantasme et d’évasion, elle doit être consommée avec discernement. Il est essentiel d’ouvrir un débat critique autour de ces lectures et d’offrir aux adolescentes d’autres modèles de relations amoureuses, fondés sur le respect et la bienveillance.