Du 19 mars au 4 avril 2018, six Rennais sont partis à la découverte du Kurdistan turc. Des récits des bardes kurdes aux incessants contrôles policiers, ils racontent le quotidien de cette minorité de l’est de la Turquie en conflit avec le pouvoir central depuis plusieurs décennies.
Les doigts s’agitent devant le vidéoprojecteur afin de dessiner, par un jeu d’ombres chinoises, les contours du Kurdistan. Revenus de Turquie moins d’une semaine plus tôt, la délégation de l’association Amitiés Kurdes de Bretagne (AKB) désigne les différentes villes visitées sur la carte projetée sur les murs du bar le BabaZula à Rennes. Ce mardi 10 avril, une trentaine de personnes se sont rassemblées, militants, Kurdes ou simples curieux, afin d’écouter leurs récits de voyage.
Depuis 1994, l’association AKB organise ces délégations pour aller à la rencontre des Kurdes de Turquie. À chaque fois, ce sont des personnes d’horizons variés qui font le voyage, plus ou moins militantes, plus ou moins jeunes. En 24 ans, 27 de ces délégations ont visité les grandes villes du Kurdistan, en Turquie mais aussi en Irak.
« Ça nous change entièrement d’avoir été là-bas », explique Ulysse. Il a passé cette année deux semaines au Kurdistan, du 19 mars au 4 avril 2018, accompagné par cinq autres Rennais. À leurs côtés, quatre syndicalistes lyonnais, de la CGT, CFDT et CNT, et cinq Parisiens étaient aussi du voyage, invités par la coalition turque d’opposition, le HDP.
La bouille enfantine d’Ulysse se fait plus grave alors qu’il poursuit : « on n’est plus les mêmes quand on revient. » Parce que, soudainement, la géopolitique abstraite devient humaine, et que l’on peut poser des visages sur les mots « réfugiés », « prisonnier politique »… Parce que, aussi, on devient soi-même témoin de cette situation de guerre civile larvée.
C’est bien là le but poursuivi par l’AKB. « Peu de personnes savent ce qu’il se passe là-bas, alors que la Turquie est membre de l’OTAN », explique Tony, membre de l’association. « L’intérêt c’est d’avoir des relations d’homme à homme, on parle à des êtres humains, et non pas à des personnes abstraites. »
Fortement engagé pour faire connaître la situation au Kurdistan, il a servi de guide à la délégation, depuis Diyarbakir, considérée comme la capitale du Kurdistan turc, jusqu’à Van, son cœur économique. « J’y suis allé 7 fois, depuis 2015 », raconte-t-il. On parlait alors d’ouverture du pouvoir central turc vers la minorité kurde. Depuis, la Turquie est passée à travers deux élections législatives, un coup d’État avorté, et la répression qui s’en est suivie.
Ce contexte politique, les militants de l’AKB l’expliquent aux néophytes installés dans la salle du bar : ils parlent de la guérilla du Parti des Travailleurs du Kurdistan – PKK, classé comme organisation terroriste par les pays membres de l’OTAN – des maires kurdes emprisonnés, des enseignants licenciés, l’omniprésence policière et militaire. Mais ce qui marque surtout, ce sont les récits de ces personnes qui, souvent, découvraient le Kurdistan turc.
« Dès que l’on sort de l’aéroport, on y est confronté », se souvient Ulysse. « En sortant, sur la route, sur tous les réverbères il y avait des drapeaux turcs et des portraits d’Erdogan », l’actuel président turc, témoigne-t-il. Une première plongée dans la situation politique de la Turquie… après déjà des déboires avec la police dès leur arrivée.
« En Turquie, tout le monde devient policier », poursuit le jeune homme. Au total, il a été contrôlé une vingtaine de fois. Mais ce dont il se souvent encore plus, c’est que ce sont des policiers en civil qui les contrôlent systématiquement, de la jeune femme, la vingtaine, habillée à l’occidentale, à cet homme qui, quelques minutes plus tôt, les avait aimablement aidés dans un de ces minibus qui roulent follement. À chaque fois que l’on vérifie leur passeport, un policier les filme, avec son iPhone. Sur les chaînes d’informations en continu en turc, dans leur hôtel, ils voient défiler des images similaires, qui illustrent les arrestations de la police.
« L’an dernier, explique Tony, on avait une énorme présence militaire, avec des checkpoints dans les zones de guérilla. Maintenant on ne les voit plus et à la place on a des policiers en civil, à chaque coin de rue. » Pour la délégation, cette situation prend parfois des tours ubuesques. Traversant une rue un soir pour rejoindre une soirée, ils se voient ainsi klaxonnés… par un blindé. Dans le bar, certains s’amusent ainsi à imiter le « beup beup » du klaxon en question. « Tiré du contexte, c’est comique, mais sur place ça ne l’est pas », précise Ulysse.
Ce même décalage, les membres de la délégation le ressentent, de manière inversée, lorsqu’ils rencontrent des officiels, comme le dirigeant de la ligue des Droits de l’Homme à Diyarbakir, qui produit chaque année un rapport sur la situation dans le Kurdistan turc. « On rencontre des gens qui ont été condamnés, et qui savent qu’ils vont l’être à nouveau », pointe Elsa, une militante qui s’est jointe à la délégation. « Eux, ils en parlent face à nous avec décontraction. »
Ces officiels, ces membres d’associations, la délégation en a rencontré un certain nombre. Des entretiens formels, à chaque fois, auxquels ils n’ont accès que par le biais de traducteurs. « Ça ne suffit pas », pointe Tony.
Pour ces voyageurs, comprendre la situation sur place passe beaucoup plus par les amitiés tissées au fil des années, par les rencontres informelles, parfois festives. « Il y a aussi ce discours en off, décrit-il, où l’on voit le désespoir, le ras-le-bol, la haine, la rage. Ces nuances, on les connaît quand on accède aux individus, sans se limiter à la carapace politique. »
Ces nuances, Ghislaine les a senti, entre ses deux séjours. « En 2015, malgré les attentats [qui ont ciblé un meeting de la coalition d’opposition HDP] il y avait de la joie, la volonté de gagner », se souvient-il. Cette année, à l’inverse, elle décrit une atmosphère beaucoup plus muselée. « On ne sentait pas la fête. »
La culture est également un bon vecteur pour capter l’atmosphère du Kurdistan turc. Tony se rendait ainsi habituellement dans les maisons des Dengbej, les conteurs traditionnels kurdes. « C’est une tradition orale très importante, explique-t-il, l’équivalent de nos bardes. » À chaque fois, le conteur chante, seul, sans accompagnement. Ils racontent la ville, l’histoire de ses habitants. Ces dernières années, ce sont des récits de combats et de martyrs qu’ils chantent, et qui font écho aux récits antiques classiques. Ils racontent les histoires des Patrocle, des Antigone kurdes, dans ces lieux ouverts à tous mais dans bien des villes ont été fermés.
« La question qui se pose quand on retourne en France, c’est qu’est-ce qu’on peut faire », s’interroge Ulysse. L’association a longtemps fait le lien entre la municipalité de Rennes et celle de Diyabakir. La mairie bretonne a ainsi envoyé des bus dans cette capitale officieuse du Kurdistan turc. Pendant le conflit Syrien, elle y a financé un camp pour accueillir les yézidis, une minorité chrétienne persécutée. Mais maintenant que les élus municipaux kurdes ont été déposés, ce lien s’est rompu. La délégation va rendre ses rapports à la ville, aux députés locaux, au ministère des affaires étrangères. Et, à l’image de ce qui s’est fait dans ce bar rennais, va surtout continuer à raconter.