Le 26 octobre 2017, ARTE France, en partenariat avec The Pixel Hunt et Figs, mettait sur le marché Enterre-moi, mon amour, un jeu vidéo des plus particuliers. Inspirée d’une histoire vraie, cette application mobile permet de suivre une syrienne, Nour, dans son périple vers l’Allemagne. Le tout sous la forme d’une conversation What’s App entre la jeune femme et son époux Majd, resté au pays. Mercredi 15 novembre, le jeu a été sélectionné pour les Game Awards 2017 dans la catégorie Games for Impact.
« Enterre-moi, mon amour ». En Syrie, c’est par cette expression que l’on salue un être cher avant un départ. L’expression pourrait être traduite par « ne meurs pas avant moi, mon amour » : dans la fiction interactive développée par Arte, ce sont les derniers mots que Majd prononce de vive-voix à son épouse Nour, avant que cette dernière ne parte pour l’Allemagne. Le seul titre du jeu est déjà lourd de sens.
Co-développé par le studio de production The Pixel Hunt, l’atelier de design numérique Figs et ARTE-France, “Enterre-moi, mon amour” appartient à une catégorie particulière du jeu vidéo : les “jeux du réel”, plus communément appelés serious games. Ce genre vidéo-ludique a pour caractéristique de mêler une forme relevant du divertissement – le jeu vidéo – et un fond sérieux, à but informatif, pédagogique, ou de sensibilisation. “Enterre-moi, mon amour” est donc loin d’être le premier de sa catégorie: parmi les titres les plus reconnus par la critique, nous pouvons aussi citer This War of Mine, développé par 11 bit studios, ou le jeu indépendant de Lucas Pope “Papers, Please”.
Mais alors que This War of Mine se déroulait durant le siège de Sarajevo de 1992, “Enterre-moi, mon amour” touche s’attaque à un sujet contemporain: la migration des réfugiés syriens vers l’Europe. Le jeu est directement inspiré de l’histoire de Dana, relatée dans un article du Monde signé Lucie Soullier, “Le voyage d’une migrante syrienne à travers son fil WhatsApp”. Le jeu ne reprend pas directement l’histoire de Dana, bien que celle dernière soit créditée comme conseillère auprès des développeurs: il crée deux nouveaux personnages, Nour et Majd.
Nour et Majd sont unis par les liens du mariage, mais Homs, leur foyer sous les bombes, est une ville à laquelle ils rêvent d’échapper. Lorsque Nour perd sa sœur, dernier membre de sa famille encore en vie, dans une énième explosion, elle craque et fait le serment de se rendre en Allemagne. Majd l’aime mais ne peut la suivre: il doit rester au pays, s’occuper de sa mère. Incapable d’accompagner son épouse au cours du périple qui l’attend, il ne peut que la suivre à distance grâce à son téléphone portable.
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Les co-auteurs du jeu, Pierre Corbinais et Florent Maurin, ont fait le choix de placer le joueur dans la peau de Majd, bien que Nour soit la véritable héroïne. L’utilisateur recevra donc les messages de la jeune femme sur son propre téléphone portable, en temps réel ou accéléré selon son bon vouloir. Il faudra guider Nour durant son voyage, la conseiller lorsque plusieurs options sont à sa disposition et la soutenir lorsque le désespoir la rattrape. Le tout sans savoir si la jeune Syrienne arrivera saine et sauve à destination: avec 19 fins disponibles, le jeu laisse ses joueurs dans l’incertitude.
Tous les voyages sont différents, et selon les choix effectués par le joueur, Nour n’affrontera pas les même épreuves. Aucune trajectoire n’est cependant facile: le jeu n’hésite pas à mettre son utilisateur face aux réalités les plus dures.
Touchant et innovant, Enterre-moi, mon amour est un jeu vidéo qui ne divertit pas vraiment. Malgré quelques pointes d’humour – selfie, fautes de frappes, plaisanteries que s’échangent le couple – la tonalité du jeu reste très grave. « À chaque fois qu’il a fallu trancher entre le plaisir de joueur et l’aspect réaliste, on a opté pour ce dernier » déclarait Florent Maurin dans un entretien pour Télérama. Certes, les photographies que Nour envoie à son mari sont remplacées par des illustrations signées Matthieu Godet. Mais si elles dotent le titre d’une patte artistique originale, cette dernière renforce l’expérience vidéo-ludique sans pour autant en retirer la charge émotionnelle.
En amenant le joueur à se confronter aux multiples obstacles qui parsèment le chemin des milliers de migrants attirés par la stabilité européenne, Enterre-moi, mon amour ne raconte pas la seule histoire de Nour. Il cherche à représenter, avec le plus de réalisme possible le destins des migrants dans leur ensemble, et à inciter le joueur à ne pas juger ces populations étrangères avant d’avoir compris leurs motivations.
Dans la même lignée, mais pâtissant d’un moindre retentissement médiatique, le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR) publiait en avril 2017 Finding Home (Trouver un foyer), un serious game qui retrace également le parcours d’une migrante. Mais l’héroïne est ici une réfugiée de 16 ans, Kathijah, qui fuit les persécutions dont la minorité rohingya fait l’objet en Birmanie. Ici aussi, un téléphone portable constitue l’interface de jeu: mais c’est celui de la migrante elle-même dont il est question. Le joueur est donc dans la peau de Kathijah, aussi proche que l’on puisse l’être d’une véritable expérience de migration.
Il peut paraître étrange de voir le domaine vidéo-ludique s’ouvrir à des thèmes d’actualité, particulièrement durs qui plus est: des sujets bien souvent réservés au médias traditionnels. D’autant que ces deux jeux ont été réalisé sous la houlette de ARTE dans le premier cas, et des Nations Unies dans le second. À noter que ARTE n’était pas totalement novice en la matière. La chaîne franco-allemande avait déjà eu l’occasion de croiser les médias, que ce soit avec le web-documentaire interactif Do Not Track en 2015, ou avec Vous êtes Anarchiste en avril 2017: ledit programme était déjà issu d’une collaboration avec The Pixel Hunt.
Ces productions mixtes témoignent de l’évolution des médias dits “traditionnels” à mesure du développement des nouvelles technologies. Longtemps considéré comme un support destiné au seul divertissement, le jeu vidéo entre à présent au service de l’actualité. Reste à savoir quel est l’avenir de ces médias hybrides. En attendant le résultat des Game Awards 2017 – qui devraient tomber le 7 décembre – on espère effectivement qu’Enterre-moi, mon amour aura eu sur ses joueurs “l’impact” pour lequel il a été nominé.