Trois ans après Le Policier, polar qui avait enthousiasmé une grande partie de la critique française, c’est avec L’institutrice que le jeune cinéaste israélien Nadav Lapid revient. Un deuxième long métrage qui s’annonce, là aussi, comme une réussite.
Le pitch de départ de L’institutrice commence pourtant mal. Avec cette histoire d’une institutrice de classe maternelle qui se prend d’affection pour l’un de ses très jeunes élèves surdoué, le réalisateur aurait tendance à marcher en territoire déjà connu. Un sujet assez similaire n’avait-il pas déjà été traité en 2012 par François Ozon avec son Dans La maison où Fabrice Luchini se penchait sévèrement sur le cas d’un lycéen à l’écriture talentueuse ? Heureusement, alors que son homologue français avait fait de son projet un moment assez ridicule et gênant, Nadav Lapid n’envisage pas la vulgarité et ne garde que le support principal : l’usage du mot. Ici, rien ne sera traité avec une mécanique trop pachydermique.
Pourtant, le premier plan fait craindre le pire. Si la construction de l’image annonce, par soubresaut, l’une des réflexions du métrage, cette façon dont le personnage interagit avec la caméra s’avère maladroite. Alors que l’on peut voir dans cette démarche la volonté toujours salvatrice de mettre à mal les sens et la position du spectateur, il semblerait qu’il ressort, au final, un côté « petit malin » du plus mauvaise aloi. Nadav Lapid sait qu’il a la critique pour lui. En deviendrait-il trop conscient ? On est en droit de se poser la question.
En effet, le film L’institutice propose, par la suite, des jeux supplémentaires du même acabit entre caméra, personnage et spectateur (des regards caméra évidents jouant sur la corde d’un réalisme de représentation, un champ / contrechamp ridicule entre l’institutrice et la nounou récitant un texte) qui viennent s’immiscer, telle une rythmique précise, par intervalle que l’on sent régulier. La conséquence de cet exercice est terrible. Il donne au métrage, comme une évidence, cet aspect pénible, voire prétentieux, que le cinéma d’auteur a parfois bien du mal à cacher. Cet artifice se révèle dommageable tant L’Institutrice a de belles choses à montrer. Par conséquent, le spectateur doit oublier rapidement ces traits d’une lourdeur trop palpable pour se concentrer sur d’autres éléments bien plus stimulants. Cela tombe bien, le métrage en est pétri.
L’Institutrice n’est pas un film évident. Pire, il pourrait échapper au spectateur. Au-delà des techniques de représentation parfois maladroites, c’est par le rythme global que la difficulté arrive. Celui-ci est, parfois, difficile à cerner. Certains moments sont bien lents et même s’il faut y voir une démarche poétique, c’est certain, ils sont susceptibles de provoquer un ennui poli. D’autres, par contre, sont totalement étincelants et provoquent l’adhésion finale au projet.
Nadav Lapid n’aime pas la facilité, c’est certain ; le spectateur doit faire preuve de patience afin d’apprécier ce métrage d’une belle richesse. Cependant, au travers de ce lien entre cet élève et son institutrice, le cinéaste aurait pu s’inscrire, presque fatalement, dans une banale thématique de protection maternelle certes honnête, mais déjà bien trop vue sur un écran de cinéma. Il n’en est, bien évidemment, rien. Au contraire, le réalisateur israélien va s’attacher à brouiller les pistes. De filiation, il en sera bien question, mais les manières de l’aborder vont être détournées. Les démarches ne sont pas limpides dans la cinématographie de Nadav Lapid. Ainsi, ce dernier va enrober le cheminement de sa protagoniste d’une certaine forme de tension qui colore le projet d’une réelle identité autour de la notion de difficulté. Les situations de dialogue vont parfaitement remplir ce rôle tant elles sentent, à chaque fois, le souffre. Refusant très souvent le champ / contrechamp et le gros plan comme pour mieux intégrer les tiraillements dans les volontés, les comportements, les idées de chacun, Nadav Lapid ose la confrontation frontale. À ce titre, la partition entre l’institutrice et le père de l’enfant dans le restaurant en devient presque malsaine ; celle entre cette même femme et son mari au cours d’un simple repas s’avère plus triste. Quoi qu’il en soit, le spectateur se retrouve toujours perdu tant il ne sait jamais qu’elle peut être la finalité du dialogue. Être maitresse, être mère, être femme n’est jamais aisé. Le personnage principal se questionne, se perd, s’oublie. Et c’est tout un monde qui se retrouve brinquebalant.
L’enfer est pavé de bonnes intentions. Tel peut-être le leitmotiv de cette institutrice dont il faut rappeler qu’elle est interprétée par une Sarit Larry magnétique et formidable. Si elle en arrive à dépasser sa fonction première, si elle confond ses identités, si elle s’avère être cette jusqu’au-boutiste, c’est bien parce qu’elle sent en son for intérieur que cet enfant peut sauver un monde entier. À l’heure d’une société du spectacle pathétique (revenons sur ce premier plan qui annonçait donc déjà cela avec ces titres de journal télévisé d’une grande pauvreté), la poésie est plus qu’un remède contre la vacuité. Elle est une armure contre la médiocrité. Dès lors, quoi de plus normal, quoi de plus sensible, quoi de plus humain que d’essayer de protéger le poète afin qu’il ne se fasse pas pulvériser par l’univers nauséabond qui l’entoure. La caméra va sans cesse s’attacher à glisser le long de ce monde en déliquescence dont il faut retrouver le liant interne. L’attachement du réalisateur à l’existence du plan-séquence et au déni du plan de coupe est une preuve consciencieuse de cette proposition de discours. Plus que les personnages, c’est bien le spectateur que Nadav Lapid souhaite envelopper dans cette carapace protectrice. Certes, cette attitude va parfois aller trop loin et s’amarrer sur une rive bien dérangeante comme en atteste ce plan de douche au potentiel érotique indéniable. Cette femme se verrait-elle tomber amoureuse de ce gamin ? Le sentiment protecteur, aussi louable soit-il, n’est-il pas, également, sujet à débat ? Les questions sont posées. Et le réalisateur prend un malin plaisir à ne pas y répondre, laissant le spectateur littéralement en proie au doute. En arrivant seulement par l’image, ce geste purement cinématographique trouble et pose l’une des richesses du métrage. Non, le spectateur ne doit pas sortir indemne de la séance. Et oui, il doit interroger le statut et la frontière de l’acceptable et de l’inacceptable, du faisable et de l’infaisable, du Bien et du Mal.
Néanmoins, il ne faut pas voir dans ce côté pluriel assez dérangeant une provocation gratuite. Nadav Lapid est bien trop consciencieux pour se laisser avoir par une telle facilité. Derrière cet amour peut-être trop engagé, il y a, avant tout, du respect. Et une peur. Celle de ne pas voir éclore un talent. Ce combat, l’institutrice doit le mener coûte que coûte, quitte à dépasser les limites, car plus personne ne peut comprendre les problématiques énoncées. Les autres poètes ne sont que des copieurs à l’égo surdimensionné (étonnant et détestable personnage qui déclame telle une Castafiore de bas étages lors d’une séance publique), les proches ne voient que du folklore à bonifier derrière l’art (la nourrice), les collègues trouvent toujours un argument négatif à dire derrière leur apparente jalousie (sinistre séance de poésie collective). Il ressort quelque chose d’une beauté tragique mais incommensurable derrière ce comportement tant l’institutrice entre en résistance, seule, envers et contre tous. Le cinéaste en a pleinement conscience. Il est alors tout à fait salvateur de voir de quelle manière le cinéaste utilise le panoramique. Autrefois élément moteur de l’inscription de l’Autre dans un ensemble, le mouvement de caméra avance, ici, une magnifique solitude qui prouve de la plus belle des façons une condition humaine en déliquescence. Il y a d’abord l’un des instants introductifs dans l’école où l’enfant-poète se retrouve seul contre un mur. La métaphore est évidente. Le constat est terrible. Il y a également cette très belle séance de discothèque où la joie d’exister se transforme en folie de l’incompréhension. Le combat est bien trop dur. Tel un miracle, le traitement sonore corrobore cette représentation, notamment lors de deux moments forts et significatifs. Quand ce n’est pas un dialogue dans l’école qui devient le contrechamp d’une image qui se refuse au montage, c’est la musique d’une séquence finale vulgaire qui irrigue un portrait que le sublime plan final va mettre à mal. Dès lors, telle une puissante déclaration d’intention, la thématique ne peut plus qu’enrober le métrage tout entier. L’artiste est perdu, l’artiste ne vit plus, l’artiste n’est plus. Le discours est d’un rare pessimisme.
L’Institutrice n’est pas un film évident, tant s’en faut. Cependant, si quelques instants peuvent clairement rebuter le spectateur par son maniérisme, il ne faudrait pas passer à côté d’un projet cinématographique somme toute clairvoyant quant à l’époque dans laquelle nous vivons.
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