Jean-Claude Grumberg, fameux dramaturge français, publiait en septembre 2021 son premier récit aux éditions Le Seuil. Jacqueline Jacqueline est un vibrant hommage à son épouse décédée en 2019, écrit pour la retenir près de lui encore un peu…
Un homme a perdu la femme qui a partagé soixante ans de sa vie, sa « moitié de pamplemousse » ─ pas d’orange, jugée trop acide ─, son double. Mais non, c’est lui, le célèbre dramaturge, qui était la « doublure » de son épouse, petite main, mais non, première main aux doigts magiques, éminente « styliste ». Qu’on pardonne au scribe qui bredouille ou bafouille, tant l’émotion l’étreint. Nous sommes dans l’après-guerre, la Shoah est encore dans tous les esprits et ses cicatrices aux âmes des survivants : lui s’est retrouvé dans un camp d’enfants et d’orphelins à Moissac (côtoyant André Schwartz-Bart et Robert Bober), soustrait à la rafle de son père et de ses grands-parents anéantis à Auschwitz ; elle, la Polonaise de Varsovie, a eu la chance d’y couper par la grâce d’un gendarme — un « chaussettes à clous » — qui voulut bien croire que le père absent était prisonnier de guerre, ce qui absolvait la famille de la déportation. La chance des survivants. Mais aussi cette honte d’avoir survécu qui poigne tous les rescapés de la pire horreur deshumanitaire du XXe siècle.
Et maintenant, ce 4 mai 2019, voilà que sa compagne se meurt en laissant là un bonhomme de quatre-vingts ans qui ne sait plus que faire. Que faire sans elle ? elle qui lui disait tout et le conduisait en tout, sa dévouée femme, sa yiddishe mame. Et le voilà soudain comme « un enfant envoyé en colo pour le reste de sa vie ». Alors, désespérément, il noircit ses pages, il aligne ses hiéroglyphes que lui seul déchiffre, acharné à la faire vivre encore, aux yeux du monde, et pour lui seul. À l’inverse de Henri Michaux et son « J’écris pour me parcourir », il lance « J’écris pour te retenir », à cette ombre qui, par chance, revient dans ses rêves. Ce livre, Jacqueline Jacqueline en est l’émouvant témoignage, le pressant appel de qui se projette et se voit sautant du train, hélant de loin celle qui l’attend dans la brume du quai en répétant son nom. Et maintenant, « honte, honte, honte et malédiction » d’être encore là à tracer dans la nuit « les mots des morts trop vite partis ».
A-t-il perçu ce constat de Gilles Deleuze : « La honte d’être un homme, y a-t-il meilleure raison d’écrire ? » Avait-il lu l’essai lumineux de Jean-Pierre Martin : La honte (Le Seuil, 2006), qui fait de ce sentiment « un des grands ressorts de la littérature » ? Nous voyons seulement que Grumberg a honte, qu’il écrit sa honte, et nous donne ainsi un des plus beaux, des plus grands livres de cette année 2021 qui se termine en catastrophe, comme le fut la vie de ce couple défait dans un chaos sans fin :
« À certains moments, sans que rien, m’y prépare, seul ou en compagnie, la honte, la honte s’abat sur moi et m’accable, chassant la douleur et le chagrin. La honte de qui ? La honte de quoi ? La honte de vivre encore alors que tu ne vis plus ? La honte du lâche qui accepte d’être au monde sans toi ? La honte de l’impuissant qui n’a rien pu faire pour toi ? La honte de celui qui, n’ayant rien pu faire, tente avec ses écrits dérisoires de te maintenir vivante sur le papier griffonné ? La honte de continuer à se coucher seul dans le lit commun et de s’y endormir malgré tout, […] tout ça sans même nourrir l’espoir fallacieux de te revoir un jour ? La honte, quoi. »
Défilent alors les moments heureux et malheureux, tous temps mêlés. Et d’abord ce qui a tué Jacqueline : le tabagisme, les deux paquets de cigarettes qu’elle a fumés sa vie durant pendant plus de six décennies. L’inévitable cancer du poumon, l’opération apparemment curative, et puis patatras ! cette tache sur le foie, « deux fois rien », dira le désinvolte médecin, et c’est la tumeur fatale, rapide, cruelle, sans appel. Jacqueline n’a pas eu la chance de sa sœur Rosette qui, aussi accrochée qu’elle à la cigarette, a eu un heureux infarctus qui l’a forcément conduite à s’arrêter de fumer, et de la sorte l’a gardée en vie.
Mais aussi bonheur à la faire revivre, son inséparable, elle qui, après ses rudes journées dans son atelier de confection, avait encore la force de le retrouver le soir au théâtre où l’on donnait des pièces aussi fortes que L’Atelier, recréant son ouvroir, rendant compte, entre rires et larmes, de la survie de tant de rescapés des rafles de Vichy. Comme le lui dira son frère, pour le consoler de ce terrible deuil de 2019 : « Nous n’aurions même pas dû atteindre l’an 44. Nous sommes des survivants ». Ce qui fait rebondir Jean-Claude sur son absente : « Tu restes ma survivante préférée ».
Et comme dans son théâtre où l’on pleure et l’on rit, Grumberg convoque ces gens qu’elle a connus, qu’elle admirait et aimait tant, Simone Signoret et Yves Montand, cet Ivo Livi qui avait changé son nom en se rappelant sa mère italienne lui enjoignant de remonter à la maison : « Monta Ivo, Ivo monta », et elle, sa Jacqueline qui avait une belle voix grave et chantait si souvent la mélancolie du Yiddishland, voilà qu’en rêvant de monter sur les planches pour quelque tour de chant, elle s’était fabriqué un nom de scène : Gayarof, un nom qui, en yiddish, signifie justement « va et monte ». Car il faut bien qu’il se « souvienne des jours heureux où [ils] étaient unis, en ce temps-là la vie était plus belle… » Ah ! Prévert et Kosma, ah ! Pierre Dux et Jean-Paul Roussillon, ah ! Claude Roy et Loleh Bellon… Mais l’on ne trouvera dans ces rappels et ces regrets nul pathos, aucune sensiblerie qui risquerait d’affadir ce bouleversant aveu. Lettre d’amour, d’un bout à l’autre des phrases, amour fou qui convoque tant d’images, tant de flash du corps adoré et de « sa beauté du visage ». Mais toujours avec ce sourire de dérision qui, parfois, hausse le dramaturge à la hauteur de Beckett, avouant qu’il ne pleure, mais « larmiche encore » : « L’an 2020 s’avère très pluvieux pour moi sans toi ». Et tout est dit.
Et ce livre, qui s’achève sur un plan de cinéma, « fut pour moi comme agiter un mouchoir blanc après le départ du train qui t’éloigne dans l’infini lointain ». Et telle sera l’image dernière, l’ultime séquence de la vie de Jean-Claude Grumberg, le veuf, l’inconsolé, le prince à la tour abolie : « En sautant du train, mon chapeau à la main, je crierai à gorge déployée : “Jacqueline ! Jacqueline !’’ et tu te précipiteras dans mes bras ouverts en murmurant de ta voix si grave : “Jean-Claude, Jean Claude’’… »
Ce havre dans les lointains où elle l’attend est la « gare de nulle part », ce pitchipoï des déportés, ce néant de la Shoah où tant des leurs ont péri et dont les fantômes hantent les planches du dramaturge qui, sa vie durant, n’aura pu les chasser, lui qui ne rêve que de rejoindre au saut du train la tant aimée, sa « plus précieuse des marchandises ». Et nous, le public, les lecteurs de ce livre si grand d’amour, si gros de cœur, à la chute des feuilles nous agiterons aussi un mouchoir blanc, mais ce sera pour sécher nos larmes ─ pardon, nos larmiches.
Jean-Claude Grumberg, Jacqueline Jacqueline, “La Librairie du XXIe siècle”, Seuil, 2021. 352 pages. 20.00 €.
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