On sait la distance que Julien Gracq entretenait avec le milieu éditorial et les jurys des traditionnels prix littéraires de l’automne. Il l’avait écrit dans son pamphlet La littérature à l’estomac publié dans la revue Empédocle puis chez José Corti, son éditeur de toujours, repris un peu plus tard par les éditions Jean-Jacques Pauvert. Et c’est très logiquement que Gracq refusera l’honneur d’être lauréat du prix Goncourt en décembre 1951.
Une première qui restera probablement un cas unique. Gracq l’écrira clairement avec une cruelle ironie : « Puisque j’en suis aux prix littéraires, et avec l’extrême méfiance que l’on doit mettre à solliciter son intervention dans les lieux publics, je me permets de signaler à la police, qui réprime en principe les attentats à la pudeur, qu’il est de mettre un terme au spectacle glaçant d’écrivains dressés de naissance sur leur train de derrière, et que des sadiques appâtent aujourd’hui au coin des rues avec n’importe quoi : une bouteille de vin, un camembert, comme ces bambins piaillants qu’on faisait jadis plonger dans le bassin de Saint-Nazaire en y jetant une pièce de vingt sous enveloppée dans un bout de papier journal. »
Cible d’entre les cibles visées par Gracq : l’académie Goncourt. Et il est vrai qu’à la sortie de la guerre cette assemblée pouvait prêter le flanc à la critique, pas seulement pour des raisons de « morale littéraire » comme le faisait Gracq. D’aucuns l’accusaient, en effet, de s’être accommodée de l’Occupation, l’attribution du prix n’ayant été interrompue qu’une seule année, en 1940, à la différence des prix Femina et Interallié volontairement suspendus pendant les années noires. Au moment où le gouvernement de Vichy prônait le retour à la terre et aux « valeurs ancestrales », par quel trouble dessein les jurés du Goncourt, comptant en leurs rangs depuis 1939 le sulfureux Sacha Guitry, avaient-ils tenu à honorer en 1941 Henri Pourrat, auteur de Vent de mars et apôtre de l’Auvergne éternelle ? Pour ajouter aux reproches de complicité qui leur étaient faits, les jurés du Goncourt étaient aussi soupçonnés de connivence avec certains éditeurs, Gallimard en premier lieu qui avait remporté quatorze fois le prix, de 1919 à 1950, et comptait alors quatre auteurs “maison” parmi les académiciens.
Ce que Gracq énoncera avec clarté et dénoncera avec virulence ne sera pas bien reçu par les membres du Goncourt, à l’évidence, et la rumeur parisienne laissera vite entendre que les jurés pourraient bien jeter leur dévolu précisément sur le nouveau roman de ce jeune auteur ligérien et professeur d’histoire-géographie du lycée parisien Claude-Bernard. Dans Le Figaro littéraire du 28 novembre, Gracq, méfiant et déterminé, reviendra à la charge :
« Non seulement je ne suis pas, et je n’ai jamais été, candidat, mais, puisqu’il paraît que l’on n’est pas candidat au prix Goncourt, disons pour mieux me faire entendre que je suis, et aussi résolument que possible, non-candidat.»
Face à cette inédite « bataille », le jury publiera un communiqué dans lequel il précisera « qu’il n’y a pas de candidature au prix. Il n’y a pas non plus de non-candidature. Nous couronnerons selon les prescriptions du testament d’Edmond de Goncourt et sans autre considération. »
Et Gracq d’insister. Dans un entretien paru dans Les Nouvelles littéraires, l’écrivain sera catégorique :
« Si on me donnait le prix Goncourt, je ne pourrais faire autrement que de refuser. »
Le 3 décembre, Le Rivage des Syrtes recevra le prix au premier tour de scrutin avec six voix contre trois, celles de Gérard Bauër, André Billy, Colette, Philippe Hériat, Pierre Mac Orlan et Raymond Queneau. Dans le clan adverse, celles d’Alexandre Arnoux, Francis Carco et Roland Dorgelès.
Bref, l’auteur aura mis autant d’énergie à refuser tout prix littéraire que les Goncourt d’entêtement à le distinguer ! Colette, Présidente du jury, absente le jour de l’annonce du prix, l’aura dit néanmoins sans détours la veille encore: « Je m’obstine à voter pour Gracq ! » Pierre Mac Orlan commentera plus banalement le verdict : « Le livre nous a plu ». Raymond Queneau, toujours malicieux et plein d’humour, annoncera à sa façon la nouvelle aux journalistes réunis au restaurant Drouant : « Le prix est décerné au « Ravage de Sartre », par Julien Green !…Oh, pardon ! Au “Rivage des Syrtes”, de Julien Gracq ! » Un humour qui aura bien manqué, pour une fois, aux rédacteurs du Canard enchaîné que le livre a laissé indifférents, ne leur inspirant qu’une caricature sans intérêt et pauvrement légendée : « Tel est pris qui croyait prendre : les Goncourt à la poursuite de Julien Dracq [sic] ».
Notre « lauréat », devant la presse réunie au café Voltaire, place de l’Odéon, prendra acte de la décision des jurés et avouera être impressionné par « une détermination si ferme. » Il concèdera même qu’« il y a certains suffrages qu’aucun écrivain n’a le droit de refuser sans une impardonnable grossièreté. Cela dit, je ne puis faire autrement que refuser le prix qui m’est décerné. » Les jurés répliqueront à leur tour : « L’académie Goncourt n’a tenu aucun compte de ce qui a été dit ou écrit avant l’attribution du prix ; elle ne tiendra aucun compte de ce qui sera dit après. Nous ne votons pas pour un homme, mais pour un livre. On n’a rien à nous demander de plus.»
Les journalistes trouveront dans cet épisode littéraire inédit matière à commenter le caractère intraitable, voire hautain, d’un auteur fidèle à ses principes. Circonstance « aggravante », Gracq avait aussi affirmé son dédain pour les livres de format réduit et bon marché à un moment – l’immédiat après-guerre – où l’histoire de l’édition française était en train de connaître une vraie révolution : la création du Livre de poche. Un livre se mérite et n’est pas un produit de consommation, assénera en effet Julien Gracq. José Corti, son fidèle éditeur, partagera la même conviction.
Mauriac, enflammé par ce « bras de fer » éditorial et littéraire, accordera aux Goncourt, ces « pénitents de la place Gaillon » – ainsi les nommera-t-il dans un article du Figaro du 11 décembre 1951 -, le mérite qu’auraient eu les Jésuites s’ils avaient couronné Pascal après Les Provinciales. Le grand écrivain bordelais dira toute son admiration pour le jeune romancier: « Le style [de Gracq] m’éblouit. »
En 1962, le condisciple de Julien Gracq à l’ENS de la rue d’Ulm, Georges Pompidou, lui écrira : « Tu sais mon amitié pour toi, mon estime pour ton grand talent. Accepterais-tu que je profite de mon passage à Matignon pour te donner la Légion d’honneur ? Je sais ce que tu penses des honneurs. Mais ce serait, dans ce cas, la marque d’une amitié » Le refus de l’écrivain, imperturbablement hostile à toute distinction officielle, sera net et sans appel, là aussi. L’éditeur Gaston Gallimard ne cachera pas non plus son désir de le voir rejoindre sa maison d’édition et, en 1945, lui écrira : « Depuis que j’ai lu votre premier livre, je souhaiterais devenir votre éditeur. » Sourd à cette ultime demande, Julien Gracq restera toute sa vie chez son éditeur d’origine, José Corti. Et se réfugiera dans un silence médiatique définitif.
Le premier tirage du Rivage des Syrtes, paru en septembre – moment de l’année bien mal choisi quand on veut échapper aux prix littéraires ! – fut de 7000 exemplaires. Immédiatement après le Goncourt, il grimpa à 127000 exemplaires.
Le 7 décembre dans la revue Arts, Gracq admettra son impuissance de « lauréat malgré lui », dénoncera un « abus de pouvoir », et redira avec force qu’un écrivain, après tout, « a le droit de choisir sa voie vers le public. »
Soixante-dix ans plus tard, Le Rivage des Syrtes reste le livre le plus connu et le plus lu de Gracq. Le public a sans doute largement oublié le « feuilleton » journalistique et le « buzz » de l’époque pour ne retenir que la beauté singulière du style de l’écrivain, premier auteur à avoir été publié de son vivant dans l’illustre Bibliothèque de la Pléiade.
Le Rivage des Syrtes, de Julien Gracq, José Corti, éditeur, 1951, 328 pages, ISBN : 2-7143-0359-5, coll. Domaine français, 21 €.
Julien Gracq, Œuvres complètes I, II, coffret de deux volumes, réunissant des réimpressions récentes des premières éditions (1989, 1995), Édition de Bernhild Boie, juin 2010, Bibliothèque de la Pléiade, 3312 pages, ISBN : 9782070130382, 149.00 €.
Les manuscrits de Gracq sont à présent conservés dans les collections de la BNF : https://www.bnf.fr/sites/default/files/2018-11/chroniques46_gracq.pdf
À lire : Julien Gracq, Prix Goncourt 1951 – Histoire d’un refus de Roger Aim,
Éditions La Simarre, 2020, 76 p., ISBN 978-2-36536-1200, prix:13 euros.