En intégrant une maison close à Berlin, la jeune écrivaine Emma Becker poursuit sa quête de compréhension de la mécanique sexuelle des femmes. Et des hommes. Dérangeant et incendiaire. Prix du Roman des étudiants France Culture Télérama 2020.
Ce n’est ni un caprice ni une fantaisie d’écrire sur les putes, c’est une nécessité. C’est le début de tout. Il faudrait écrire sur les putes avant que de pouvoir parler des femmes, ou d’amour, de vie ou de survie.
Cette phrase glissée au milieu de ce gros livre dit tout de son objet. Emma Becker, jeune écrivaine de 31 ans, auteure déjà de deux romans et vivant à Berlin a décidé de parler de ces maisons closes dont elle dit que « ce sont des lieux où ce sont les femmes qui gouvernent ». Pour parler de ce sujet qui l’a fasciné à travers notamment la lecture de La Maison Tellier de Maupassant, elle a décidé de rejoindre une maison close berlinoise pour ce qui devait être une année, et dura finalement deux ans et demi.
Avec Mr son premier roman, elle avait déjà décrit l’érotisme propre et l’érotisme sale à travers une relation entre une nymphette et un chirurgien, une relation réellement vécue par la jeune Emma avec un « vieux ». Dans Alice, son second ouvrage, on retrouve cette relation avec un homme plus âgé et un rapport convulsif. À chaque fois la part autobiographique est indéniable, ce que Emma Becker confirme :
L’écriture est à mon sens un second temps de l’expérience, une plongée au coeur de cette expérience pour en éprouver toutes les dimensions. Je n’ai jamais pu vivre quoi que ce soit sans être déjà en train de l’écrire, simultanément.
Ce troisième texte est donc dans la logique de l’oeuvre en construction de l’écrivaine qui vit à Berlin. Admirative de Calaferte cherchant à décrire « La Mécanique des Femmes », elle veut à son tour décrire la Mécanique des Hommes.
Ces deux années, elle va les passer dans deux maisons closes. Deux semaines d’abord au « Manège » où elle découvre ce qu’il y a à ses yeux de pire dans la prostitution et dont elle décrit les tares, avant de partir pour « La Maison », un bordel bourgeois. On rentre avec elle dans ce lieu, totalement réglementé en Allemagne. On découvre les locaux, les modalités de fonctionnement, les tarifs, mais pourtant le lecteur ne se trouve jamais en situation de visiteur ou de voyeur.
Jeanne Cordelier, ancienne prostituée, avait, dans son remarquable ouvrage La Dérobade décrit au quotidien cinq années de la vie de ses femmes employées dans des bordels. Même si ce quotidien transparaît dans La Maison, le sujet principal est ailleurs. Ici c’est toute la sexualité qui est intellectualisée, comme si Emma se regardait ou regardait son client en train de faire l’amour pour comprendre les mécanismes du plaisir. Comme si la compréhension de l’acte était plus importante que l’acte lui même. Les longues heures perdues à attendre, l’ennui, laissent le temps à l’écrivaine de regarder le comportement de ses voisines, leur motivation, leurs envies, leur lassitude. Le peu de relations entre elles lui permet de deviner, d’imaginer. Elle conçoit alors, et c’est tant mieux pour l’intérêt du livre, qu’elle ne saurait être journaliste, « profession qui n’arrive pas à la cheville du narcissisme qui boursoufle un écrivain comme moi, incapable d’écrire sur qui que ce soit d’autre que lui-même ». Ce livre n’est donc pas une enquête sur les maisons closes mais une introspection.
À travers de très beaux portraits elle cherche à comprendre cette sexualité féminine tellement plus complexe que celle, bête et mécanique des hommes. Pourquoi se prostituer ? Comment séparer l’affect du sexe ? Quelle vie affective et sexuelle en dehors du bordel ? Quand et pourquoi jouit on réellement ? Les réponses en filigrane transparaissent tout au long de nombreuses pages comme avec le chapitre consacré à Hildie qui quitte son travail pour retrouver un inconnu dans un parc nocturne. À travers une scène crue et brute, Emma Becker décrit magnifiquement de manière cérébrale comment la prostituée va prendre son plaisir avec un parfait inconnu, inconnu pourtant comme au bordel, mais un plaisir que « la Maison » ne lui procure jamais.
En miroir de cette sexualité décortiquée, auscultée, épiée, le livre raconte aussi bien entendu celle des hommes, montrée comme une simple mécanique répondant essentiellement à des nécessités hormonales. Pas de portraits de pervers, pas de répertoires de pratiques bizarres. Le client qui a fait le plus peur l’écrivaine ne l’a pas touché, lui demandant simplement d’inhaler des rails de coke avec lui. L’érotisme semble propre à la femme et l’on découvre à la fin de l’ouvrage avec gourmandise les pages quand Emma essaie de s’imaginer en homme, mais un corps d’homme en gardant son cerveau de femme. Un chapitre qui finalement parle du corps des … femmes. Impossible d’échapper à cette introspection obsédante que semble traîner de livre en livre la jeune auteure.
On ressort de cet ouvrage un peu éreinté. Parfois porté par de belles pages quand le sexe et l’amour s’associent. Parfois lesté de tristesse quand le sexe tarifé est glauque et mécanique. Un livre probablement incandescent quand il défend la légalisation des maisons closes. Un livre indéniablement libre. Mais un livre dérangeant.
La Maison de Emma Becker. 384 pages. Éditions Flammarion. 21 €. Parution le 21 Août 2019.