Le cœur ne cède pas, Grégoire Bouillier non plus

Inclassable, c’est ainsi que l’on pourrait qualifier Le cœur ne cède pas, ce roman hors norme de Grégoire Bouillier. Inclassable mais exceptionnel par son volume, son originalité, son écriture. A ne pas rater.

Ne faisons pas le malin ou l’innocent : on ne s’approche pas chez notre libraire préféré d’un livre de plus de 900 pages comme d’un livre de poche. D’abord, il y a le poids. Puis le prix. Et puis se dire qu’en le prenant on s’embarque pour des heures et des heures avec un compagnonnage dont on n’est pas certain qu’il ne nous ennuiera pas au début de la page 427. Alors il faut un petit coup de folie, l’envie d’essayer, de tenter, d’oser une première fois. Ou de se rendre d’abord par une invitation de Grégoire Bouillier sur un site Internet qu’il nous propose. Cliquer sur le site lecoeurnecedepas.com tout simplement et, en une photo, comprendre la logique et le caractère simple, voire simpliste d’une recherche d’un écrivain transformé en enquêteur-détective. Sur la page d’accueil du site, vous suivez le fil rouge avant de passer au fil vert en revenant par le fil jaune. Surtout vous cliquez sur les pastilles rouges. Et voilà. Vous savez où vous mettez le nez ou plutôt les yeux. C’est limpide (tiens, Bouillier pourrait faire quelques pages sur le fait d’aller sur un site Internet avant de commencer un ouvrage, cela en dit long sur notre époque. Il faudra lui suggérer).

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Le tableau d’enquête dans son extrême limpidité dit tout car, vous l’avez compris, il s’agit bien d’investiguer sur un suicide qui eut lieu en 1985. Cette année-là, Grégoire Bouillier entend à la radio un fait divers : une femme, qui semble s’appeler Marcelle Pichon, s’est laissée mourir de faim chez elle pendant quarante-cinq jours. Son corps ne sera découvert que 10 mois plus tard. Elle a tenu pendant ce temps le journal de son agonie. Il entend, enregistre cette tragédie mais la vie et ses soucis reprennent le dessus. En 2018, le hasard lui rappelle cet évènement. Il décide alors d’en savoir plus sur cette femme, qui fut semble-t-il mannequin dans les années cinquante et dont la mort fut considérée par les médias comme un drame de la solitude. Il confie l’enquête à une agence de détective, la fameuse Bmore & Investigations, à son patron et à sa collaboratrice Penny, une gaie luronne qui se fait appeler « celle-ci ».

Enquêter des années plus tard sur un fait divers réel. On pense à Jaenada capable de débusquer l’histoire de Pauline Dubuisson ou d’élucider postérieurement le mystère de la Serpe (voir chronique). On pense à Yvon Jablonka faisant revivre Laetitia, furieusement assassinée (voir chronique), mais tous deux avaient à leurs disposition des documents, des milliers de pages d’instruction, voire même des témoins encore vivants. Grégoire Bouillier n’a rien de tout cela. Il dispose d’articles de presse, pour la plupart recopiés de manière éhontée, inexacts, d’un communiqué AFP écrit hors délai en s’appuyant sur des articles précédents, d’un court reportage télévisé et c’est à peu près tout. Alors il va falloir combler les vides par des recherches minutieuses. Et par son imagination, ses colères, ses emballements. L’investigation minutieuse, scientifique et impressionnante côtoie désormais les suppositions les plus sérieuses ou les plus farfelues. C’est un flot qui vous emporte, un flot souvent plein d’humour, de sagesse, de troisième, voire quatrième si ce n’est cinquième degré, un flot d’écriture comme vous n’en avez jamais vu, ni lu.

« Il ne s’agit pas d’un rapport d’enquête administrative. Mon récit est autant le récit d’une enquête absolument scrupuleuse sur Marcelle Pichon que le récit absolument subjectif de l’enquête elle-même. »

Bien entendu, vous pouvez sauter un chapitre et garder le fil, c’est un des dix commandements de lecture de Daniel Pennac, mais vous risquez de le regretter car vous passerez à côté de moments de bonheur pur, celui de l’écriture, de l’érudition ou de la franche rigolade comme ces pages consacrées à la recherche de magnétiseurs susceptibles de retrouver le carnet de Marcelle ou encore les pages de réflexion sur l’épidémie de Covid, la médiocrité des journalistes (de l’époque bien entendu !). Sur la vie. La mort. On n’en finirait plus d’énumérer les thèmes évoqués dans le livre.

Et puis qui dit enquête, dit intrigue, dit indice et vous embarquerez aussi dans un polar de première zone qui vous invitera à regarder autrement le nom gravé d’un marbrier sur une tombe (premier indice qui vous est offert gratuitement).

On sort de ce « grand voyage dans le temps et l’espace » éreinté mais aussi subjugué, émerveillé. On relit alors cette phrase en terme de conclusion : « Élucider voulant dire non pas faire toute la lumière sur le drame mais clarifier les termes mêmes de sa noirceur ». Une noirceur lumineuse d’intelligence et d’humanité. Valant largement son poids.

Le cœur ne cède pas de Grégoire Bouillier. Éditions Flammarion. 912 pages. 26€. Parution : 2022.

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PS : vous pouvez sur le site lecoeurnecedepas.com signer la pétition contre l’utilisation du micro trottoir, cette pratique journalistique scandaleuse et ignominieuse !

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Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.

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