ALBERT CAMUS POUR L’ÉTERNITÉ

C’est du 4 rue d’Alger, à Tunis, qu’est postée cette « Lettre à Camus » par Martine Mathieu-Job : Mon cher Albert. Quel heureux hasard que cette adresse qui ancre cet ouvrage au Maghreb et à Alger, pour un écrivain qui avait fait du hasard « la seule divinité raisonnable ».

MARTINE MATHIEU JOB CAMUS

Et c’est à cette seule divinité païenne que fut sacrifiée la vie de cet homme qui s’écrasa par hasard contre un platane sur les routes du Sud. Les éditions Elyzad, franco-tunisiennes, dirigées par Élisabeth Daldoul, ont pour programme, au service de la francophonie dans sa pluralité, d’unir Occident et Orient à la croisée des voies et des rives de la Méditerranée.

SOPHIE BESSIS

Avec une toute nouvelle collection épistolière, dont le premier titre, signé par Sophie Bessis ─ par ailleurs autobiographe de Habib Bourguiba (1901-1989)*, « Lettre à Hannah Arendt », s’intitule précisément Je vous écris d’une autre rive (Elyzad, 2021). Cette collection vaut le voyage et d’autres grandes figures historiques, littéraires et artistiques devraient suivre : Jugurtha, Lorca, Delacroix…

albert camus

Martine Mathieu-Job peut bien s’adresser au prix Nobel des rives méditerranéennes en l’interpellant familièrement, voire affectueusement. Elle est née, dix ans avant l’indépendance, à Blida, à 50 kilomètres de ce quartier de Belcourt, à Alger, où Albert Camus passa son enfance. Spécialiste reconnue des littératures francophones, cette universitaire est l’auteure, aux éditions Bleu Autour, des collectifs L’Enfance des Français d’Algérie avant 1962 (2014), d’Une enfance dans la guerre. Algérie 1954-1962 (2016), d’À l’école en Algérie des années 1930 à l’Indépendance (2018), et enfin de Albert Camus Correspondance avec ses amis Bénisti (2019). Alors oui, elle peut bien s’adresser à Lui avec ce singulier incipit : « Mon cher Albert ».

Des lettres, Albert Camus en a écrites de fort nombreuses, que l’on publie ici et là, comme celles adressées au peintre et sculpteur algérois Louis Bénisti, un de ses amis intimes. Et il en a reçu des tas, au point même d’en détruire un certain nombre comme le révèlent ces phrases de 1939 adressées à celle qu’il va bientôt épouser, Francine Faure :

Je viens de passer mon après-midi à vider deux malles pleines de correspondance et à brûler toutes ces lettres accumulées (…). J’ai cinq ans de passé en moins sur le cœur.

albert camus

Mais s’il est vrai qu’il a aussi écrit des lettres fictives, comme ces quatre Lettres à un ami allemand entre 1943 et 1944, « sans pitié » et « sans haine », il peut bien en recevoir une qui n’attend aucune réponse, puisque l’épistolière n’avait que huit ans à la mort de Camus en sa quarante-septième année. Cette lettre, éminemment émouvante en sa parfaite empathie avec l’auteur de L’Étranger, rappelle tous ces liens, toute l’amitié, toute l’affection pour Albert Camus que toute personne née en Algérie, qu’elle soit pied noir, pied rouge, arabe, kabyle ou juive, ressent ou a pu ressentir.

Certes, Camus avait beaucoup d’amis, de toute origine, sur place, et l’amitié était son fort, sans exclusive. Mais que cette amitié, cette sympathie, ce grand attachement à sa personne et à son œuvre se manifestent tant d’années après sa disparition, voilà qui fait de l’auteur de L’homme révolté, non pas un « philosophe pour classes terminales » comme le disait fielleusement Jean-Jacques Brochier, mais un contemporain essentiel, une conscience morale dont la pensée et l’impact sont toujours actuels.

À distance du communisme, auquel il adhéra dans sa jeunesse, et du capitalisme dont il n’eut de cesse de dénoncer les exactions lui qui s’attacha à révéler la misère des « humiliés et offensés » ─ et l’on se souviendra de sa série d’articles réunis sous le titre Misère de la Kabylie ─, il fut et reste l’homme de la troisième voie, tant admiré par cet autre grand Nobel, Mario Vargas Llosa qui lui dédia un brillant essai (Entre Sartre et Camus, 1981) où il exalta le refus camusien de dissocier la politique de la morale. Et l’on rappellera la fameuse phrase du tout récent Nobel qui, interpellé par un Algérien qui lui reprochait de ne pas soutenir la révolution algérienne et les (ex)actions du FLN, répondit : « Entre la justice et ma mère, je choisis ma mère ». Mais seul quelqu’un né sur ce rivage peut comprendre cette sacralisation de la mère : en Algérie, on ne touche pas à la mère !

C‘est pourquoi son épistolière tient à le lui dire :

« Vous seriez rasséréné de constater combien la postérité tranche désormais en votre faveur dans les débats qui vous avaient marginalisé. »

KATEB YACINE

Alors Martine Mathieu-Job va informer Camus de cette postérité, lui rapporter ce qui s’est passé après sa mort. Et l’adhésion la plus forte apparaît ici, dans ce texte cité par l’épistolière émanant de Kateb Yacine, monument littéraire de l’Algérie qui, malgré tout ce qui séparait le bouillant rebelle du « Blanc sans terre », écrit à ce dernier en 1957 une fraternelle missive qu’on n’a découverte qu’en 1994 : « Mon cher compatriote », lui dit-il d’emblée :

« Il est (peut-être) urgent de remettre en mouvement les ondes de Communication, avec l’air de ne pas y toucher qui caractérise les orphelins devant la mère jamais tout à fait morte.»

Ces deux-là avaient la même mère, la terre algérienne, c’est sûr, et ils se sentent tous deux orphelins. « Fraternellement », signe Kateb. Nous sommes là au cœur du drame algérien, si proche de la tragédie grecque où la mort est seule habilitée à trancher du partage. Camus avait une vision de sa terre natale qui ne séparait aucunement les uns des autres. Tout en étant lucide sur l’absurde scission.

Lorsque parut L’Étranger on ne perçut à Paris que l’écriture novatrice, cette économie de moyens que Barthes qualifia, fort justement, d’écriture blanche, ainsi que le révèle l’auteure à son destinataire. À la suite d’autres critiques privilégiant « une lecture atemporelle du roman ». Sans remarquer l’identité des personnages et ce meurtre paradigmatique : l’Arabe anonyme tué par un petit Blanc agissant pour le compte d’un maquereau affublé du même patronyme minorquin que la mère d’Albert Camus : Sintès. Misérables gens et vies minuscules. Camus nous livrait là sa vision de la société algéroise cloisonnée entre races et nationalités, en replaçant, dit l’auteure, « le meurtre de l’Arabe dans le cadre des rapports de domination d’une société inégalitaire ». Cette apparente simplicité du style au service d’une histoire, au demeurant, fort complexe, tel est le chemin qui, selon l’auteure, conduit au mythe ─ « que vous exploitez à merveille », félicite-t-elle son cher Albert en lui signalant que ce roman fondateur est, avec Le Petit Prince, le plus lu sur le plan mondial. On signalera, pour les bibliophiles, que le fonds Camus installé, en 2000, à la Méjanes d’Aix-en Provence comprend 1800 imprimés, dont les mille et une éditions et traductions de L’Étranger.

Albert Camus voyait l’avenir de l’Algérie démocratiquement lié à la France dans la reconnaissance de tous. Une société multiculturelle et multiconfessionnelle : un rêve, n’est-ce pas ? qu’il partageait avec bien d’autres, dont le maire d’Alger, Jacques Chevalier ─ ancien ministre sous Mendès-France et ralliant Camus en 1956 dans son appel à la trêve civile ─ qui, à l’Indépendance, se fit Algérien tout en restant Français.

Mais Camus est mort trop tôt, et Martine Mathieu-Job entend lui faire connaître là-haut, là-bas, la haute opinion de ces écrivains algériens qui se réclament aujourd’hui de lui, comme l’Académicienne Assia Djebar : « Je souris à cet Algérien-là », écrit-elle en 1999, en imaginant qu’il aurait pu être une sorte de Mandela pacificateur, unificateur. Opinion partagée par le cinéaste marocain Moumen Smihi, dont l’auteure cite l’éclairante affirmation : « Aujourd’hui je pense que Camus a manqué d’être notre Nelson Mandela ». « Vous trouvez place dans une patrie littéraire algérienne », ajoute l’épistolière à l’adresse de celui qui déclarait avoir pour patrie la langue française.

KAMEL DAOUD

Et puis le jeune et admirable Kamel Daoud, qui met ses pas dans ceux de Camus en publiant en 2013 Meursault contre-enquête, une suite à L’Étranger qui, selon la juste appréciation de l’auteure, « sape le récit national algérien mystificateur ». Et le rappeur-auteur Abd-el-Malik compare Camus à « un grand frère de la cité ». En lisant ces témoignages de reconnaissance, comment ne pas se dire que l’actuel mouvement de contestation algérienne, le Hirak, pourrait bien être d’inspiration camusienne, ou en tout cas s’inscrirait dans le cheminement de L’homme révolté ! D’où ce compliment qu’elle adresse à Albert, qui se désolait tant de n’être pas « le prophète de ce royaume en ruine », et écrivait à son maître Jean Grenier en 1958 : « Je trouve de plus en plus dur de vivre devant un mur » :

« Vos textes, tels les phénix, n’en finissent pas de se régénérer.»

« Je vous vois, vous lis et vous tire à moi », écrit-elle au terme de cette longue épître ─ une lettre d’amour, n’est-ce pas ? ─ où, reprenant le très beau compliment d’Albert Camus adressé à son si cher ami René Char :

« Et comment vivre dans ce monde d’ombres ? Sans vous, sans deux ou trois êtres que je respecte et chéris, une épaisseur manquerait définitivement aux choses

Martine Mathieu-Job, en achevant sa lettre si belle, fort documentée et éminemment émouvante, trouve enfin les mots essentiels en femme qui a tant lu, tant travaillé, expliqué, élucidé l’œuvre entière de son destinataire :

« Sans quelques écrivains comme vous, que j’admire et chéris, une épaisseur d’intelligence et d’humanité manquerait à mon appréhension du monde.»

C’est du 4 rue d’Alger, à Tunis, qu’est postée cette « Lettre à Camus » par Martine Mathieu-Job : Mon cher Albert aux éditions Elyzad, parue le 6 mai 2021, 104p., 13,50€.

*Habib Bourguiba (1901-1989), Paris, Jeune Afrique, 1988-1990, 449 p. ; réed. Elyzad, Tunis, 2012).

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Albert Bensoussan
Albert Bensoussan est écrivain, traducteur et docteur ès lettres. Il a réalisé sa carrière universitaire à Rennes 2.

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