Rennes 2. Milan Kundera, Rennes 1975-1979, est à découvrir dans une exposition

Milan Kundera
Milan Kundera en 1979 © Jean-Pierre Couderc / Roger-Viollet

Dans le cadre de l’hommage à Milan Kundera, écrivain franco-tchèque emblématique de la littérature française décédé le 11 juillet 2023, porté par l’université Rennes 2, le service culturel propose Nous avons tous besoin que quelqu’un nous regarde. Du 16 octobre au 13 décembre 2024, l’exposition de dessins donne à voir une production méconnue en comparaison à celle littéraire. Unidivers lui avait rendu hommage à travers le texte d’Albert Bensoussan qui côtoya l’écrivain franco-tchèque.

–> Vernissage de l’exposition Kundera à Rennes 2 mercredi 20 novembre à 17h. Visite guidée le 13 novembre à 18h.

Il me reste de Milan Kundera ce dessin coquin et sa belle écriture — j’aimais voir ses grandes mains aux doigts si fins de pianiste saisir le stylo et écrire dans la lenteur comme s’il peignait —traçant ce proverbe tchèque qui était devenu notre mot de passe. Comme on le voit, le chat glisse sa patte dans le trou pour aller chercher la souris cachée tout au fond, mais cela avait une claire connotation érotique. La truculence tchèque, celle qui sous-tend ce qu’il écrivit, dans le sillage du Brave soldat Švejk (Jaroslav Hašek, 1923), de La Plaisanterie, son premier roman, au Livre du rire et de l’oubli qu’il rédigea à Rennes et qui fut son témoignage ironique ou amer sur ces quatre premières années d’exil qu’il passa parmi nous, providentiellement nommé professeur associé à l’université de Haute Bretagne.

« Máme tadi kocoura co tu myšcu vyšťourá »

Milan Kundera
« Máme tadi kocoura co tu myšcu vyšťourá » Dessin de Milan Kundera
Milan Kundera

C’est Gallimard qui le fit sortir de Prague où son premier roman, La Plaisanterie (Žert, Prague, Ceskoslovensky spisovatel, 1967 ; Gallimard, préface de Louis Aragon, 1968) lui avait barré la route de l’édition et de l’écriture : il vivotait alors en tenant une rubrique astrologique (et d’ailleurs il m’avait dessiné à Rennes ma carte astrale, et nous étions tous deux Bélier, lui du 1er et moi du 8 avril) jusqu’à ce que Roger Grenier, grand écrivain et magnifique personne, d’une immense humanité, lui trouve cette porte de sortie, à l’ouverture de laquelle contribua aussi Dominique Fernandez, qui à cette époque enseignait l’italien à l’université Rennes 2. Roger Grenier vint ensuite le voir à Rennes, escorté de son chien Ulysse, qui mettait les larmes aux yeux du couple de bannis qui avaient laissé le leur à Prague. En cette fin d’été 1975, Ugné Karvélis, belle Lituanienne exilée, qui dirigeait le département hispanique chez Gallimard et qui me dirigeait vers tant de mes auteurs d’Amérique latine, me téléphona pour m’annoncer cette étonnante nouvelle : Milan Kundera a quitté Prague et avec sa femme, Věra, ils seront chez toi dans l’après-midi. Et c’est ainsi que mon épouse Mathilde et moi avons ouvert pour ces deux exilés qui venaient du froid, et avaient l’air frileux, les portes de cette ville de Rennes. Et les voilà très vite installés dans un T1bis (deux pièces terrasse) au 30e étage des Horizons, rue de Brest.

 Sur la petite terrasse de son pigeonnier au dernier étage de la tour la plus haute de la ville qui lui permettait, par vent d’est, en se penchant en peu, de franchir du regard la barrière bretonne et de guetter les aiguilles du Hradčany, le fameux Château de Prague, Milan Kundera ne se résignait pas à jeter toutes les bouteilles de Byrrh qu’il avait vidées, en couple solitaire et mélancolique, avec Věra, sa belle Pepiku — il l’appelait toujours de ce surnom affectueux. Il barbouillait sur chacune d’elles des visages grotesques, clowns, monstres ou gnomes, et ces figures burlesques, par le génie de l’artiste, se transformaient en autant d’atlantes et cariatides soutenant les planches de bois où reposaient livres et partitions : telle était la bibliothèque de Kundera dans les quatre murs de son exil. Vraiment était-il sérieux, cet homme du rire et de l’oubli ? Il était venu chez nous – ô saisons, ô Château – et fut le premier, devant notre onction à tourner gravement les pages de la Métamorphose, à nous apprendre que Kafka était un auteur comique. « N’aie pas peur, maman, s’écrie le fils transformé en ce cafard immonde qui fait s’évanouir sa génitrice : je suis là ! » Vrai, Kundera avait raison sur toute la ligne, raison de s’en prendre, d’emblée, à notre esprit de sérieux que rien, pas même Mai 68, n’avait pu dérider. Lui avait connu cette même année un bien autre séisme qui tournerait la page de l’insoutenable légèreté : l’entrée des chars soviétiques – ce « Biafra de l’esprit » qui coûterait à Aragon la prunelle de ses Lettres Françaises (dont Moscou, pour le punir, ne renouvela pas l’abonnement à des milliers de numéros). Allons, comment être sérieux quand La plaisanterie a valu à son romancier le bannissement de la république des Lettres ? En ce temps-là Kundera consultait la carte du ciel en établissant des horoscopes : ce fut la sueur de son gagne-pain, avant l’accueil chaleureux de la France — c’est pourquoi on entend La Marseillaise à la dernière page de son dernier livre. Alors pour cet ultime opus — hélas, ce fut le dernier —, il a dessiné lui-même le bandeau qui l’aveugle — ou l’éclaire : une de ces drôleries de flacon vide représentant un homme qui jongle avec l’œil qu’il s’est arraché. Et célébrant, après la légèreté, L’Insoutenable légèreté de l’être (Gallimard, 1984), l’insignifiance.

Milan Kundera

On lira donc sa toute dernière oeuvre, La Fête de l’insignifiance (Gallimard, 2014), dans le bon sens, et surtout dans « l’infinie bonne humeur » — unendliche Wohlgemutheit — chère à Hegel qui, selon Kundera, rit d’en haut de « l’éternelle bêtise des hommes ». Déjà, en 1985, en recevant le prix de Jérusalem, Kundera, rappelant un proverbe yiddish, s’était écrié : « Quand l’homme pense, Dieu rit ». De là que le romancier — qui est ici le « Maître » —regarde en riant ses créatures gesticuler. Rabelais et Cervantès n’ont rien fait d’autre en écrivant les premiers romans de l’histoire. La fête de l’insignifiance est une reconnaissance de dette à leur égard. On rappellera, d’ailleurs, que son grand essai esthétique L’Art du roman (Gallimard, 1986) s’ouvre sur cette profession de foi : « Le romancier n’a de comptes à rendre à personne sauf à Cervantès ». Flaubert, de même, avait Don Quichotte sur sa table de chevet en écrivant Madame Bovary, le premier roman moderne.

Rien d’étonnant alors à chercher la signification du côté du brave Kant et de  la logique transcendantale de la « chose en soi » — Ding an sich ! Mais y a-t-il vraiment quelque chose derrière la représentation ? Le monde existe-t-il au-delà des images de la caverne de Platon et ses tréteaux de marionnettes ? La raison pure bafouée, le philosophe de Königsberg apparaît ici dans la dérision de sa ville natale soviétiquement rebaptisée : Kaliningrad. Le portrait du grave Staline en bouffon —et en corollaire de ce bouffon de Khrouchtchev en serious man — est une des clés de ce roman dont tous les personnages sont des pantins à fils. À la fin du récit, Staline en vieux chasseur poursuivra Kalinine, le président du Soviet suprême, pissant derrière une statue du Luxembourg et, en tirant, il écorchera même le nez de Marie de Médicis, reine de France. Que la compassion de Staline puisse naître de la souffrance prostatique de l’incontinent Kalinine est un des grands moments démonstratifs de ce manuel de la dérision.

Comme dans la lente litanie philosophico-dérisoire de L’insoutenable légèreté de l’être,quatre personnages occupent le devant — le divan ? — de la scène. On se rappellera aussi les quatre protagonistes du Satyricon, modèle archéologique du roman, et le fameux festin de Trimalcion, campé ici en cocktail mondain, qui apparaît, forcément dégradé, comme un « dîner de cons ». À la seule exception du quatrième de la bande, Ramon le Vieux, qui pourrait bien être l’Auteur en majuscule ou en majesté, lui qui « se plaisait à être admiré, mais fuyait les admirateurs » (et l’on rappellera la défiance de Kundera vis-à-vis des médias), lui qui va sourire à cette phrase lâchée au milieu du salon germanopratin : « L’être humain n’est que solitude ». Cette phrase-là n’était-elle pas née dans sa tête dans les 30 m² de son studio rennais ?

Milan Kundera

Sur la scène shakespearienne de ce monde qui expire, Caliban, un intermittent du spectacle au chômage, engagé comme loufiat par l’ami Charles, ordonnateur de réceptions, réinvente le volapük (baptisé pakistanais) qu’il est seul à parler — à comprendre ?  Son dialogue avec la bonne portugaise est une belle leçon de surdité. Et leur baiser sera de bouche close, car Éros, qu’on voudrait considérer comme valeur refuge de ce monde perclus, est ici en perdition — où sont passées les Risibles amours(Gallimard, 1970) d’avant l’exil ? — depuis que l’érotisme niche au nombril des filles arboré entre jean et  tee-shirt. Où est passée la séduction des seins, des fesses, des cuisses, s’interroge « gravement » le personnage initial sur la scène du Luxembourg ? Un nombril, on peut y mettre le doigt, il est sans fond, surface (raison ?) pure, impénétrable, impersonnel. Adieu la femme ! Le nombril justement hante ce personnage d’Alain abandonné par sa mère après qu’en sa dixième année elle lui eut touché l’ombilic qui le rattachait à elle. Alain, homme né sans désir, créature surnuméraire et Golem du récit, passe son temps à s’excuser, pardon, pardon d’être au monde, au point de devenir un « excusard » — nouvelle catégorie humaine —, et l’auteur, sabre au clair, se prend à rêver à ce tronc gigantesquement humain surgi de la seule femme privée de nombril, Ève, et au délire d’une mère qui ne souhaitait pas la naissance de l’enfant, mais plutôt « l’anéantissement total de l’arbre enraciné dans le petit ventre anombrilique d’une première femme bête qui ne savait pas ce qu’elle faisait et quelles horreurs allait nous coûter son misérable coït » ! Mais passons, qui nous rendra la séduction d’un somptueux derrière — comme en photographia Man Ray et en afficha Kiki de Montparnasse ? On n’en voit qu’un dans tout le récit, déhanché et engageant, mais il ne fait que passer et s’éclipse : et pourtant n’était-ce pas « le chemin le plus court vers le but ; but d’autant plus excitant qu’il est double » ?  On relira, à ce propos, La pomme d’or de l’éternel désir, ce « risible amour », l’un des plus piquants de Kundera.

Comme dans ses précédents récits, notamment La lenteur (Gallimard, 1995) – le premier roman que ce grand Morave de Brno écrivit en français, et l’on notera cette prédilection pour les titres abstraits en forme de concepts : L’immortalité (Gallimard, 1990), L’identité (Gallimard, 1998), L’ignorance (Gallimard, 2003) et ici L’insignifiance (voire, auparavant, la Légèreté), qui sont comme autant d’archétypes —, nous assistons à un jeu de massacre, sous le regard désabusé du Créateur. Chaque personnage est un pantin juché sur un socle vers lequel le lecteur est invité à lancer sa pelote : chaque coup fait mouche, et le tireur adroit reçoit en prime une plumette d’ange, comme celle qui volète au-dessus des personnages, plume luciférienne perdue en pleine désescalade, et fait dire au personnage éthéré de la Femme : « La vie est plus forte que la mort, car la vie se nourrit de la mort » ! Une pensée profonde saluée par des sautillements et l’éclat de rire de Ramon, témoin privilégié vidant son troisième whisky.

D’où viendra la lumière ? Staline prophétise la fin des illusions, des utopies, des chimères : l’Europe sombre et avec elle sa nef de fous. Nous entrons dans le monde de « l’après-blague ». À cet égard la fable — blague qui passe au-dessus de la tête de Khrouchtchev — de Staline, le chasseur, qui abat, en deux allers retours, deux fois douze cartouches et deux fois treize kilomètres, vingt-quatre perdrix, constitue un sommet comique de cette vaste bourle. Le rire de Kundera est grinçant, et son humour permanent, qui est chez lui une seconde nature depuis le jour où, par une innocente Plaisanterie (« L’optimisme est l’opium du genre humain ! L’esprit sain pue la connerie ! Vive Trotski ! »), il osa railler le régime qui le régissait et voulut le condamner au silence. On ne saurait clouer le bec à Voltaire, ou plutôt ici Diderot, Kundera se voulant le Jacques de ce maître (Jacques et son maître. Hommage à Denis Diderot en trois actes, 1981). Mais apparaissant aussi nommément, dans ce récit, comme le « Maître » des quatre protagonistes et le metteur en scène de ce « théâtre de marionnettes ». La société est passée au crible et sa flagellation représente aujourd’hui, encore plus qu’hier pour nous qui vivons sous le masque, la meilleure des catharsis, ou à défaut le pire désabusement. On ne peut lire ce livre sans éclater de rire — de ce rire hégélien et sardonique qui secoue sans cesse les côtes du petit père des peuples, campé ici en compagnie du politburo qualifié de « Socrate des pissotières », qui tire le rideau en s’écriant : « Il n’y a rien de réel derrière nos représentations ». La commedia è finita… Par chance, ce livre n’est pas un essai philosophico-politique, mais un roman, un immense — hélas ! son tout dernier — roman malgré l’économie de moyens, et donc un miroir stendhalien où se contemplent et s’agitent ces ridicules bonshommes qui nous ressemblent en leur insoutenable insignifiance. À nous alors de prendre de la hauteur et rire enfin des autres et de nous.

Milan Kundera
Milan Kundera

Ce rire qui, aujourd’hui, se transforme en larmes, parce que tu nous dis adieu. Mais Milan, tu vivras encore dans la mémoire de ceux qui t’ont aimé et tant admiré. Kundera immensément présent.

On lira notamment :

-Bernard Hue et Marc Gontard (dir.), De Bohême en Rennanie. L’aventure bretonne de Milan Kundera, in Écrire la Bretagne : 1960-1995, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1995

-Jacques Georgel, Kundera, Soares, Per Jakez Hélias et Florence, Pascal Galodé Éditeurs, 2012

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Albert Bensoussan
Albert Bensoussan est écrivain, traducteur et docteur ès lettres. Il a réalisé sa carrière universitaire à Rennes 2.

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