Votre roman de l’été, Une odeur d’incertitude (7/12)

 Retrouvez chaque lundi et jeudi jusqu’au mois de septembre deux nouveaux chapitres d’Une odeur d’incertitude, second roman de Jérôme Enez-Vriad.

 

Addict à Huit Clos 

C’est vraiment quand je m’endors, la seconde de fermer les yeux en ayant la possibilité de ne pas le faire, que la vie me rappelle à l’existence et c’est bien le seul moment de la journée où je la sens en moi. La nuit a été des pires. Ligne après ligne, j’ai échoué à traduire son absence qui me tue moins que la fiction que j’en tire, avec pour seul bilan un nombre incalculable d’idées perdues et une motivation en berne. Je n’ai même pas à être convaincu d’autre chose : du travail de cette nuit, tout est à refaire. Il va maintenant falloir gérer une chute libre depuis les hautes neiges colombiennes qui entraine dynamisme, énergie et volition vers des fins de pages impossibles à noircir. Pour calmer l’effet ravageur de la descente, j’avale un Temgesic et désopercule le reste de la tablette au-dessus du lavabo en prévention d’un nouvel excès. Le seul terrain d’entente avec moi-même étant de dormir, je décide de monter à l’étage. Guido et Bärbel sont sortis. Ils ont déplacé le lit. À l’aplomb du Velux, la lumière renvoie désormais le bleu tendre de la couette à celui d’un ciel mélancolique. Je m’allonge avec le regret d’avoir changé les draps, demandé à Felicia de faire les lessives, et celui de constater qu’à part son eau de toilette en flacon, je n’ai désormais plus aucune trace olfactive de lui. Par crainte qu’elle disparaisse au fond de l’absence, je reformule mentalement le piquant de sa sueur à partir d’une branche de fenouil piquée de cumin et clous de girofle, le tout infusé dans du pastis avant d’être séché au soleil. Nos fougues intimes reviennent en multiples combinaisons. Note après note elles m’égarent dans des verbiages aromatiques saturés d’essences animales jusque l’ultime sillage, lorsque dimanche matin avant de descendre à la plage il a négligemment jeté sa serviette de bain sur ses épaules, soulevant par ce geste banal la persistance d’une crème solaire nauséabonde. M’en défaire est devenue l’ultime obsession. L’essentiel n’est pas l’amour, mais l’odeur qu’il laisse après y avoir cru. Le nôtre mérite mieux qu’une vague de monoï anabolisé.

 

Derrick

–       Jérôme ! Jérôme !

Guido insiste en détachant les syllabes : Jé-rô-me. Je m’apprête à lui dire qu’il est inutile de hurler lorsque, du haut de la mezzanine, j’entraperçois Jaume Varas Suarez. La surprise me convient tant que la désillusion me fasse craindre la suite. Les mauvaises nouvelles sont en général la délivrance de ce que l’intuition s’interdit à concevoir et, dans le cas témoin, l’enquête à domicile ne présage rien de bon. Tout en moi devient efforts. J’essaye néanmoins de faire bonne figure, cambre le dos et relève les épaules en descendant l’escalier.

–       Bonjour. C’est gentil de me rendre visite.

–       L’inspecteur justifie sa présence par un rendez-vous dans le voisinage. Il s’est arrêté à tout hasard avec l’espoir que je serais là, patati patata, véritable bobard gonflé à l’hélium. La vérité est plus simple : ou il souhaite m’informer de nouvelles catastrophiques et l’atmosphère rassurante de la maison sera la bienvenue ; ou il se la joue Derrick, soucieux de mes réactions dans un environnement moins propice à la retenue qu’un commissariat. La fliquette ne m’a-t-elle pas dit être le premier suspect en cas de drame avéré ?…

–       Vous remercierez votre neveu pour la bière.

–       Mon neveu ?

–       Le garçon qui m’a ouvert sur une nudité très à l’aise.

–       Ah oui ! Bien sûr. Excusez-le…

–       … Aucun problème, vous êtes chez vous.

Nous nous isolons sur la terrasse. Je le fixe entre les yeux à l’identique du viseur point rouge d’un fusil d’assaut. Juste au-dessus de l’arête nasale. Manière de jouer de mon embarras comme d’autres de leur assurance, ainsi n’aurai-je pas à soutenir son regard. Il dit :

–       Les recherches hospitalières et portuaires n’ont rien donné. J’ai également sollicité un checking aérien en départ de l’île sur les trois derniers jours. Tous les vols ont été passés au crible. En vain.

–       Bonne nouvelle alors ? risquais-je idiotement.

–       Pas tout à fait.

Il sirote sa Coronita. Prend son temps. Impossible d’avaler ne serait-ce que ma salive. J’aimerais en avoir déjà fini, mais, comme il s’apprête à poursuivre, une porte claque en fracas, détournant toutes les attentions vers Felicia qui rentre chargée de sacs à provisions. Puis. Enfin. Après avoir saccadé mon attente de secondes lancinantes. Il poursuit.

–       Deux corps ont été retrouvés ces dernières 48h00. Le premier dans les filets d’un bateau à environ 4 miles à l’ouest de Vedra, le second sur une plage de Burriana.

Ca me rassure presque, car (c’est mathématique) la multiplication des cadavres divise d’autant l’éventualité d’y retrouver le sien. Plus encore au large d’une côte à 150 km d’Ibiza.

–       Permettez-moi d’émettre un doute ! Aucun courant ne transporte un corps aussi loin et aussi vite.

–       Il faut savoir douter de ses doutes, monsieur. D’autant que l’un des corps est identifiable. Accepteriez-vous cette épreuve ?

Je recule et un peu du ciel recule avec moi.

–       Est-il circoncis ?

–       Pardon ?

–       Dans ce type de démarche, aucun détail n’est trop petit, n’est-ce pas ? L’état du cadavre permet-il de savoir s’il est circoncis ? Parce que lui l’est.

Tu as tort de chercher le cahot dès le premier round, Jérôme. Tu penses que les gens ne t’aiment pas, mais c’est faux. Regarde. Il appelle aussitôt pour vérifier. Alors oui, demain et les autres jours risquent d’être difficiles. Oui, le pire est peut-être à venir. Oui, tu es en train d’en faire un livre pour blanchir ta culpabilité. Mais dans l’attente, observe l’inspecteur revenir vers toi. Son dos courbé. Sa moue dubitative. Et dis-toi que tu aurais pu tomber sur un connard fini.

–       Le légiste est en déplacement. Il rappelle d’ici demain, sitôt le « détail » (ses yeux noirs roulent) vérifié.

–       Vous avez évoqué une seconde possibilité ?

–       Le corps soulevé par les pêcheurs est en revanche trop abimé. Les poissons, vous comprenez ? En fonction des nouvelles de Burriana je demanderai au juge d’autoriser une recherche génétique.

Je ne dis rien. Toujours mon regard fixe au-dessus du sien avec pour seul objet l’oubli d’images inconcevables. La gloutonnerie des poissons ressemble-t-elle à celle des oiseaux ? Petits morceaux de chair arrachés autour d’un même point comme les perforations des croissants au supplice de becs voraces ? Becs voraces… Voraces…

Je reprends connaissance sous l’attention bienveillante de Felicia. Après une panique silencieuse, Derrick m’adresse un petit signe de la tête. Il hésite à poursuivre, mais ne se résigne pas et, lorsque nous sommes à nouveau seuls, tente le tout pour le tout.

–       Je voulais savoir si vous accepteriez de fournir un objet susceptible de contenir du matériel génétique ?

–       De type ?

–       Une brosse à dents, par exemple. Éventuellement des lentilles de contact.

–       Un préservatif usager ? Felicia oublie toujours de vider la poubelle de la salle de bain.

Jamais n’avais-je imaginé notre goût pour les agrumes (mandarine pour lui, pamplemousse pour moi) susceptibles de permettre l’identification d’une capote rose au milieu du coton hydrophile et des rasoirs jetables. Après en avoir doublé le nœud, je la passe sous l’eau, la sèche en tapotant dessus avec une serviette de toilette, et la glisse dans une enveloppe kraft pliée deux fois. Varas Suarez reparti, je remonte m’allonger dans la chambre. Par la porte entrouverte, des essoufflements à grandes bouches semblent n’en plus pouvoir d’enthousiasme. Mon œil trouve naturellement place entre les gonds. Je suis de facto séduit par l’harmonie des corps. Je les observe ainsi un long moment, puis la verge impérieuse de Guido se retire pour cracher son plaisir en multiples impulsions contre la muqueuse lustrée de sa jeune amante. Un dernier souffle synchrone résonne dans ce qui semble être la fin de tout et le début de rien.

 

 

Article précédentMadame Georges et Wagner sont en vacances, When you’re strange
Article suivantMadame Georges et Wagner sont en vacances, Les prédateurs
Jérôme Enez-Vriad
Jérôme Enez-Vriad est blogueur, chroniqueur et romancier. Son dernier roman paru est Shuffle aux Editions Dialogues.

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici