Passeurs de luxe : la nouvelle frontière du trafic de migrants

4178
trafic migrant

Alors que l’attention médiatique se porte sur les canots pneumatiques surchargés qui franchissent la Manche à leurs risques et périls, une autre forme de passage illégal se développe dans l’ombre. Celle d’un trafic élitiste, silencieux, souvent organisé à bord de yachts et voiliers privés. Enquête sur les coulisses d’une migration clandestine qui prend des allures de croisière.

Dimanche 20 juillet 2025, au large de l’île de Wight, les garde-côtes britanniques interceptent un voilier monocoqueimmatriculé au Havre. À son bord : deux Ukrainiens à la barre, cinq migrants – quatre Albanais et un Vietnamien – et un calme presque suspect. Loin des embarcations de fortune gonflées à bloc, l’opération intrigue les enquêteurs de la National Crime Agency (NCA). Ce voilier avait quitté discrètement les côtes françaises après avoir payé ses droits de port, sans éveiller l’attention. Du moins en surface.

Dans les jours suivants, la Juridiction interrégionale spécialisée (JIRS) de Lille confirme ce que la gendarmerie maritime soupçonnait depuis plusieurs mois : un réseau international de passeurs utilise des navires de plaisance pour faire passer, au compte-goutte, des migrants vers le Royaume-Uni. Une route discrète, ciblée, et beaucoup plus rentableque celle des « small boats ».

De la masse à la sélection : la genèse d’un modèle plus discret

Le phénomène n’est pas totalement nouveau. En 2022, un procès à Lille avait déjà révélé les rouages d’un vaste réseau kurde responsable de plus de 30 000 traversées illégales. Mais ces opérations se faisaient majoritairement à bord de canots semi-rigides, surchargés, parfois sans pilote, laissés à la dérive.

En réaction aux naufrages, à la surveillance accrue des drones et radars, mais aussi à la pression politique sur les plages du Nord, certains réseaux se sont adaptés. Leur cible : une clientèle plus aisée, souvent mieux connectée, capable de débourser 10 000 à 25 000 € pour une traversée « propre » à bord d’un yacht, d’un voilier ou d’un bateau de pêche.

Un rapport confidentiel d’Europol, révélé en 2024, décrivait déjà cette évolution :

« L’utilisation de moyens nautiques non conventionnels et enregistrés officiellement dans des ports européens se développe. Le profil des migrants transportés tend à se professionnaliser, avec des passeurs qui maîtrisent les codes du nautisme et les règles portuaires. »

Cas concrets : le luxe comme camouflage

● Le yacht des 21 migrants (2024)

Au large du Kent, un petit yacht blanc de six couchages est arraisonné. Il transportait 21 migrants, majoritairement albanais, dans des conditions pourtant relativement confortables. L’opération, vendue comme « sûre et rapide », avait été orchestrée depuis l’Allemagne par un homme utilisant Telegram et des intermédiaires polonais.

● Les fausses croisières via les Baléares

En Espagne, des réseaux ont utilisé des catamarans de charter au départ de Palma de Majorque, proposant des trajets via Gibraltar jusqu’à Portsmouth, avec des arrêts fictifs pour simuler un voyage touristique. Plusieurs migrants d’origine syrienne et égyptienne ont été découverts en possession de faux visas Schengen « rachetés » à des touristes en fin de séjour.

● La filière grecque via les yachts chypriotes

Un réseau démantelé à Rhodes en 2023 utilisait des yachts battant pavillon chypriote pour relier discrètement la Crète à l’Italie. Les passeurs étaient souvent eux-mêmes des migrants régularisés, ayant appris la navigation pendant leur demande d’asile.

Des réseaux professionnels, bien au-delà des clichés

Cette nouvelle génération de passeurs n’est pas constituée d’individus marginaux et violents. Ce sont des logisticiens, souvent polyglottes, maîtrisant le droit maritime et les subtilités des ports européens. Certains recrutent même des skippers sur des forums nautiques, sous couvert de convoyages privés.

Leur modèle est simple :

  • Louer ou acheter un voilier d’occasion, parfois immatriculé à l’Est de l’Europe.
  • Le faire stationner dans un port sans antécédent migratoire, comme Le Havre, Cherbourg, Concarneau ou Anvers.
  • Organiser le passage de 4 à 6 personnes, dans un laps de 24 à 36 heures.
  • Prévoir un récit de couverture (tourisme, convoyage, régate) en cas de contrôle.

L’arsenal judiciaire : à la traîne ?

En France, la JIRS de Lille comme celle de Marseille ont renforcé leur action contre ces filières maritimes. Mais l’arsenal judiciaire reste complexe à mobiliser, surtout quand les migrants ne sont pas en danger immédiat, comme c’est le cas sur les voiliers.

Les peines peuvent pourtant atteindre :

  • 20 ans de prison pour aide au séjour en bande organisée,
  • amendes allant jusqu’à 3 millions d’euros,
  • et parfois interdiction définitive du territoire français.

Mais les procédures sont longues, et la coopération avec le Royaume-Uni s’est complexifiée depuis le Brexit, malgré les accords bilatéraux de 2023.

Une frontière sociale autant que géographique

Cette mutation des passages illégaux vers l’Angleterre raconte aussi une transformation sociale : celle d’une migration à deux vitesses.

  • Les plus pauvres prennent le Zodiac, au péril de leur vie.
  • Les plus riches prennent le yacht, en toute discrétion.

Dans les deux cas, les motivations sont les mêmes : fuir, espérer, recommencer ailleurs. Mais les moyens, eux, reflètent les inégalités de capital, d’accès, et de protection. Le bateau devient un symbole : frêle esquif pour les uns, passerelle de velours pour les autres.

Derrière les traversées de luxe se cache une réalité plus vaste : celle d’une migration globale qui se recompose sous l’effet des politiques de fermeture. Les voiliers de fortune, immatriculés à Malte ou en Lettonie, ne sont que les avant-postes d’un monde qui glisse lentement de la clandestinité de masse à la discrétion sur-mesure. Un monde où, même dans l’illégalité, tout peut s’acheter — y compris le confort du silence.

Eudoxie Trofimenko
Et par le pouvoir d’un mot, Je recommence ma vie, Je suis née pour te connaître, Pour te nommer, Liberté. Gloire à l'Ukraine ! Vive la France ! Vive l'Europe démocratique, humaniste et solidaire !