Le 15 mai 2018, dans le cadre d’une conférence Pint of Science au bar La Bascule, la doctorante en Information et Communication Sophie Barel a présenté son étude sur le lien entre féminisme, expression du corps et réseaux sociaux. Retour sur ses recherches.
Expression du corps de la femme et féminisme ? Les Femen s’imposent rapidement à l’esprit. Sophie Barel s’intéresse cependant à madame tout le monde, à ces femmes qui n’ont pas forcément l’habitude de s’exprimer en dehors des réseaux sociaux. A ces femmes pour lesquelles ces plateformes deviennent le point de départ d’une lutte susceptible de les porter jusqu’à la rue.
Cette présence féminine revendicatrice sur la toile n’est pas récente malgré la tendance à penser le contraire affichée par la plupart des médias, qui voient en #MeToo le commencement d’une grande révolte féministe.
“Non, l’affaire Weinstein n’a pas libéré la parole des femmes. #BalanceTonPorc, n’est ni un début, ni une fin en soi,” s’indigne la doctorante.
Cette libération est présente depuis des années, en témoignent les recherches de Sophie Barel.
Le corps : un combat en héritage, s’inscrivant dans l’histoire de la lutte féministe
Alors qu’entre la fin du XIXe et le milieu du XXe siècle, la première vague du féminisme luttait pour le droit de vote des femmes, la deuxième, dans les années 60, défendait leur droit à disposer de leur corps. Dans les années 80, la troisième vague prenait une dimension intersectionnelle en ciblant les droits des minorités et leur représentation au sein des mouvements. La quatrième, depuis les années 2000, serait caractérisée par le lien accru entre combat féministe et nouvelles technologies.
Dans les années 90, le collectif artistique australien VNS Matrix fait le pont entre féminisme et pop culture et diffuse ses événements, affiches et panneaux sur Internet. Se revendiquant dans leur manifeste comme le “virus du nouveau désordre mondial” ou les “terminators des codes moraux”, les quatre fondatrices basent leur démarche sur l’hypersexualisation du corps de la femme et le questionnement des pratiques de domination masculine dans l’espace cybernétique. Elles font ainsi partie des premières artistes à utiliser le terme “cyberféministes”. Au fil des années, la contestation prend une dimension globale et va outre les frontières de la performance artistique.
Publicisation et politicisation de l’intime en quelques dates
2010 – Cette année marque l’avènement du blog, permettant une -plus ou moins- totale liberté d’expression, mais donnant surtout l’opportunité à une femme lambda de conter ses difficultés quotidiennes.“Une photo publiée sans arrières-pensées réelles devient peu à peu revendicatrice,” affirme Sophie Barel. On assiste dès lors à la construction d’un véritable discours du corps, un corps qui se raconte, qu’on raconte. Alors que l’on enseigne aux jeunes femmes l’art de ne pas choisir d’avatar féminin sur les forums ou sites de jeu en ligne, montrer son visage à travers une simple photo devient un engagement politique, une façon de “montrer qu’on est une femme et qu’on a le droit d’exister dans un monde de l’informatique dominé par le masculin”. Le corps féminin est représenté dans toute sa complexité, ses spécificités, mais également ses impuretés. De nombreux projets naissent ensuite en se centrant sur une partie du corps en particulier, les cheveux afro, le corps post-grossesse…
2012 – Dans Femmes de la rue, Sofie Peeters filme et se fait filmer dans les rues de Bruxelles, étant quotidiennement victime d’insultes ou de propositions déplacées. A défaut d’y mettre terme, “c’est avec cette vidéo qu’on a mis un terme sur le harcèlement de rue”, explique Sophie Barel. En sus de lancer un débat dans la sphère publique, le film a également accentué l’usage de la caméra cachée pour rendre compte du harcèlement de tout type sur les réseaux.
2014 – Lors de l’Affaire Jacqueline Sauvage, la passivité des forces de l’ordre et les non-dits sur les violences familiales donnent un nouveau souffle aux revendications féministes. Tweets et posts Facebook permettent l’afflux de témoignages, qui font nombre et sens.
Les façons de représenter le corps – réalité concrète – sur un espace virtuel sont multiples. Aux photos s’ajoutent les hashtags qui deviennent une caractéristique partagée par la majorité des combats féministes et sociaux actuels: harcèlement de rue ou au travail, agressions sexuelles, fat-shaming…
Une communauté fictive ?
En quelques clics, un destin particulier se transforme en cause commune. Le web donne naissance à une communauté en ligne, se transforme en plateforme d’échange, offre conseils personnalisés et forums réservés. “Il devient assez automatique de traduire le contenu pour qu’il ne se cantonne pas à un seul pays. Les soutiens transfrontaliers sont aussi rendus possibles à travers les médias sociaux,” explique Sophie Barel. Alors que les révolutions du printemps arabe sont nées sur Facebook, Twitter ou Whatsapp, la révolution féministe arabe est aussi en marche sur ces derniers, qui permettent de créer une voix commune et une visibilité. Le hashtag #nousommesleursvoix montre ainsi le soutien international apporté aux femmes iraniennes luttant contre la rigidité du régime islamique des Ayatollahs.
“Le cheminement de pensée féministe nait et se développe sur Internet, c’est seulement après que les médias s’en saisissent.” La contestation prend ensuite une forme physique dans l’espace public et les médias traditionnels, dépassant alors les seules frontières du web. Il est essentiel d’appréhender Internet en allant outre la définition binaire que l’on tend à voir entre “on-line” et “off-line”. La dénonciation du “slacktivisme”, militantisme “paresseux” (“slack”) à base de partages Facebook ou changements de photos de profil et se substituant potentiellement à un militantisme sur le terrain, est à nuancer.
Des médias sociaux aux médias traditionnels
Le virtuel se tatoue ensuite sur les peaux. Il est aujourd’hui très fréquent de voir les femmes manifester en réutilisant les hashtags inondant le net, souligne Sophie Barel. Cela devient même presque “un réflexe de communication”. Cet outil, servant initialement au référencement d’une thématique commune sur internet, devient un signe de ralliement. Communauté numérique et réelle ne font qu’une.
En outre, plusieurs créatrices de séries télévisées, féministes progressistes, sont issues du web. Rachel Bloom, créatrice de Crazy Ex Girlfriend et découverte sur Youtube en est un exemple. Par leur intermédiaire, les revendications féministes formulées sur internet entrent peu à peu dans les programmes télévisés, note Sophie Barel.
Quand les réseaux sociaux deviennent des ennemis, contrer la censure de la nudité
La facilité d’accès aux réseaux sociaux est néanmoins à double-tranchant. Le cyber-harcèlement et la censure poussent les femmes à user de nouveaux stratagèmes pour détourner le fonctionnement parfois hypocrite de leurs instances de contrôle. En 2015, l’instagrammeuse canadienne Rupi Kaur fait polémique en postant une photo d’elle habillée, de dos, une tache de sang synonyme de menstruations sur le jogging. Les règles étant habituellement évoquées comme une tache bleue sur un coton blanc, la jeune femme souhaite briser le tabou entourant cette réalité. Instagram supprime la publication à deux reprises, jugeant qu’elle enfreint son règlement communautaire. L’auteure répond plus tard sur la même page: « Je ne m’excuserai pas de ne pas nourrir l’égo et la fierté d’une société misogyne qui voudrait mon corps en sous-vêtements mais qui n’est pas à l’aise avec l’idée d’une petite fuite alors que vos pages sont remplies d’innombrables photos/comptes de femmes (dont beaucoup sont mineures) objectifiées, pornographisées et traitées comme moins que des humains.”
Sur les réseaux sociaux, la nudité est en outre utilisée au service de la communication. La jeune féministe libertaire et performeuse Misungui assume se servir de son corps comme véhicule d’un message. Maitresse de l’utilisation qu’elle en fait, elle se voit contrainte de recréer des comptes Facebook régulièrement, le caractère trash de ses publications n’étant pas du goût de tout le monde. Alors que des photos de gâteaux représentant un téton féminin sont supprimées, les militantes féministes montrent l’hypocrisie de l’acceptation de la nudité, à condition que le téton soit caché, en détournant des tétons d’homme puis en le plaçant sur les corps de femmes. Les mentalités changent peu à peu. Instagram s’est depuis publiquement excusé auprès de l’instagrammeuse Rupi Kaur. « On commence enfin à voir une acceptation de la réalité du féminin dans la sphère publique,” s’enthousiasme Sophie Barel.