Difficile d’imaginer la place Hoche de Rennes sans son carrousel et ses bouquinistes. Les étals encombrés d’ouvrages plus ou moins récents investissent le lieu tous les jours, à condition que la météo ne fasse pas des siennes… Les bouquinistes font partie du paysage urbain, commercial et intellectuel, mais pour longtemps encore ? Rassurez-vous : le métier a peut-être pris quelques rides, mais il est loin d’être mourant. En effet, 1 livre vendu sur 5 en France est d’occasion*. C’est quoi un livre d’occasion ? Un livre qui a déjà connu au moins un propriétaire et qui n’est pas un livre rare de bibliophile.
Rennes par une matinée de septembre. Le ciel breton hésite entre soleil et pluie. Par ce temps versatile, les passants se font rares. On a connu la place Hoche plus bondée. Mais les bouquinistes, eux, sont bien au rendez-vous. Sur le pied de guerre, même. Car dès qu’une éclaircie s’annonce, il leur faut ramasser leurs bâches, découvrir leur marchandise, accueillir un client… Entre deux transactions, seuls trois d’entre eux acceptent de répondre à nos questions. Leurs parcours sont différents, et leurs avis divergent parfois, mais tous partagent un même amour du livre et présentent des caractères bien trempés. Leur métier, ils l’ont choisi : ils ne le subissent pas.
David, bouquiniste depuis huit mois seulement, en est un exemple frappant. Lui qui travaillait autrefois dans un bar-librairie se réjouit de ce changement de carrière. « Je préfère le Rennais qui lit au Rennais qui boit », déclare-t-il avec humour. À ses yeux, Rennes est une ville où il fait bon être bouquiniste. Les relations avec la clientèle, notamment, sont excellentes. Sur le plan économique, toutefois, il ne préfère pas se prononcer. Il lui faudrait davantage de recul ; à ce titre, il nous donne rendez-vous « dans deux ans ! »
Cyril a davantage d’expérience. Et apparemment peu de difficultés à rentrer dans ses frais. Il refuse de nous communiquer ses revenus, mais assure bien s’en sortir. « Si ça ne marchait pas, nous ne serions plus là », déclare-t-il. L’homme est un habitué de la clientèle rennaise, mais ne s’y limite pas. L’été, il travaille sur les côtes bretonnes. C’est d’ailleurs en bord de mer qu’il réalise ses chiffres d’affaires les plus avantageux. « Plus de touristes, et moins de concurrence », explique-t-il. Mais Rennes n’est pas non plus radine, si tant est que l’on respecte quelques règles… « J’ai vite compris que se spécialiser n’était pas une bonne idée », confie Cyril. Ce que David confirme : « Les Rennais lisent de tout : de la science-fiction, du classique, de l’historique, du polar… »
Et à goûts variés, clientèle variée. Les bouquinistes voient défiler toutes les tranches d’âge, même si les étudiants comptent parmi les plus nombreux. Mais pourquoi cette clientèle se tourne-t-elle vers le livre d’occasion ? Cyril liste plusieurs raisons : « Déjà, il y a le prix, mais ce n’est pas le tout. On vient chercher chez un bouquiniste tout ce qu’on peut trouver chez un bon libraire ». À commencer par les conseils d’un véritable connaisseur. Cette expertise qui manque dans les chaînes de grande distribution expliquerait la survie des librairies d’occasion. À cela s’ajoute une motivation de plus en plus fréquente de la part de certains acheteurs : faire acte d’écoresponsabilité en réutilisant un livre déjà lu, voire relu, au lieu d’en acheter un neuf. Et aussi, partager une forme d’intimité fugace avec le lecteur précédent.
Attention toutefois de ne pas sous-estimer l’argument du prix. En France, depuis la loi Lang de 1981, le prix d’un livre est fixé par son éditeur et imposé à tous les détaillants. Impossible de le déprécier de plus de 5%. Cependant les livres d’occasion font exception à la règle. Parce qu’ils ne tombent pas sous le coup de la loi, ces ouvrages présentent des prix nettement plus compétitifs. Selon le ministère de la Culture, le prix moyen d’un livre d’occasion serait inférieur de 60% à celui d’un livre neuf. On comprend bien l’attractivité des bouquinistes dans un contexte économique déprimé et face à une clientèle majoritairement étudiante.
En fait, ce que les bouquinistes qui ont pignon sur rue peinent à trouver, ce n’est pas une clientèle, mais une relève. « Il y a peu de jeunes », regrette Cyril. Parmi tous les bouquinistes qu’il côtoie, un seul a moins de trente ans.
Daniel a un avis différent. Il cumule déjà trente ans de carrière, donc vingt-cinq à Rennes ; il a donc connu l’ère de la place Sainte-Anne. En septembre 2013, les travaux de la seconde ligne de métro forcent les bouquinistes à quitter les pavés de Sainte-Anne pour les dalles de Hoche. Un départ « non volontaire » tient à préciser Daniel. Les bouquinistes se sont battus pour rester à Sainte-Anne, en vain. Interrogé quant à l’impact de ce déménagement sur ses ventes, Daniel répond : « Au début, c’était difficile. Ça a fini par se tasser, mais il y a quand même moins de passage… » Difficile en effet d’égaler la fréquentation de la place Sainte-Anne avec sa bouche de métro.
Toutefois, si Daniel a observé une diminution des ventes, ce déménagement forcé n’en serait pas la cause principale. Le grand fautif serait tout simplement le passage du temps. Fini la douceur des années soixante-dix et quatre-vingt qu’il qualifie « d’âge d’or du livre. Depuis les années quatre-vingt-dix, l’activité ralentit sur le marché du livre, y compris pour les libraires d’occasion. » Daniel en impute la responsabilité aux nouvelles technologies. L’apparition du livre dématérialisé est bien sûr à prendre en compte, mais c’est l’informatique dans son ensemble qu’il vise. Il faut s’y faire : « divertissement ne rime plus avec lecture. » Et du XXe siècle, il reste peu de choses, sinon les livres qu’il vend. Accumulés durant ces décennies dorées par des passionnés de lecture, les ouvrages vieillissent moins vite que leurs propriétaires. Lorsque ces derniers disparaissent, le contenu de leurs bibliothèques trouve une seconde vie sur les étals des bouquinistes (ou directement ou par l’intermédiaire d’associations caritatives). De là provient le plus gros de leur arrivage. Bien sûr, il existe d’autres réseaux, mais Daniel préfère ne pas entrer dans le détail. « On a tous nos petits trucs », répond-il, laconique. On n’en saura pas plus…
Le secret d’un bon bouquiniste ? Il tient dans une équation simple : acheter un livre à un prix satisfaisant le particulier qui le lui vend puis le revendre à un prix qui séduit le client qui le lui rachète tout en se dégageant un bénéfice pour lui permettre d’exercer son activité et d’amortir ses charges. Or, la marge dégagée par le livre neuf est comprise entre 20 et 30% tandis qu’un livre d’occasion acheté entre 50 centimes et 1 euro est souvent revendu 5 euros, soit une marge de… 400 à 900%.
En réalité, le marché de la revente de livres en France est en pleine croissance. En raison de la crise, de l’essor des brocantes et vide-greniers, des legs de bibliothèques à des associations qui les revendent et, en contrepoint, de la plus grande mobilité des Français et d’appartements toujours plus petits qui ne favorisent pas le stockage. Certes, les conditions du marché ont beaucoup changé. Si certains étudiants prisent l’achat de livres d’occasion au nom de l’écoresponsabilité, d’autres vont plus loin en privilégiant les book crossing et les bibliothèques de rues. L’élément qui perturbe sans doute le plus le marché des bouquinistes qui ont pignon sur rue tient dans son ubérisation numérique. Beaucoup de lecteurs vendent leurs livres d’occasion sur internet. Des sites personnels dédiés fleurissent depuis quelques années (le vendeur n’a souvent que peu de compétences en matière de conseils, mais il n’en a guère besoin pour de la simple revente). Sans parler des market places tel Amazon, un géant qui met en avant quatre atouts majeurs : une gigantesque base de données utilisateur, un très bon référencement par les moteurs de recherche, des exigences élevées à l’égard des vendeurs (les plus mal notés ne tiennent pas longtemps) et des frais d’envoi quasi nuls. Une ubérisation qui accentue la concurrence (d’une manière peu ou prou loyale)…
Témoin de cette évolution complexe, Daniel refuse toutefois de succomber ni à la nostalgie ni à l’adaptation forcée. Le second millénaire et les nouvelles technologies n’ont pas enterré sa bien ancienne profession. Rennes lit encore, Rennes achète toujours dans la rue. Quant à la relève… il se veut optimiste : « Un jour, quelqu’un a décidé de vendre des frites. Aujourd’hui ils sont des milliers. Ici, c’est pareil. Cela fait trente ans que je donne l’exemple ». Lui qui écoule une partie de sa marchandise devant le campus de Villejean, il est sûr qu’il y aura toujours des étudiants pour reprendre le flambeau du livre d’occasion incarné par un bouquiniste sur une place publique. Des jeunes un peu rebelles, car « il faut être rebelle pour être bouquiniste… refuser de mettre une cravate, de travailler dans une banque, aller au contact des clients dans la vraie vie où parfois il pleut. » Comme pour lui donner raison, le ciel se dégage alors que notre conversation touche à sa fin. Signe que le métier de bouquiniste a encore de beaux jours devant lui…
Marché du livre des bouquinistes, place Hoche à Rennes, tous les jours de 10h à 18h (selon les aléas climatiques)
* Vincent Chabault in Vers la fin des librairies ? Ce sociologue estime le marché du livre d’occasion à 800 millions d’euros par an. Le marché global de la vente de livre s’élèverait à 4 milliards d’euros par an. Selon le ministère de la Culture, 10% des Français ont acheté un livre d’occasion en 2012, 2013 et 2014, 11% en 2015, près de 12% en 2016.