Tom Wolfe, le dandy octogénaire revient cette année avec un livre qui n’est pas une fiction du même format que Moi, Charlotte Simmons ou Un homme, un vrai, tous deux des pavés de 1000 pages, mais un écrit plus court, drôle et passionnant traitant du darwinisme et des travaux sur l’origine du langage développés par le linguiste Noam Chomsky.
Dans la première partie de ce livre, Tom Wolfe nous présente Alfred Wallace, un naturaliste ayant découvert avant Charles Darwin l’explication de l’évolution des espèces par le biais de la sélection naturelle. Sur le ton de la satire, tout en étayant ses propos par des références à des sources documentaires avérées et citées dans une longue annexe, Wolfe déboulonne Darwin de sa stature de grand homme qui se serait inspiré des travaux de Wallace. Il présente Darwin jeune étudiant comme un fils à papa ayant échoué sa scolarité à plusieurs reprises contrairement à Wallace, qui lui est issu d’une famille modeste.
On retrouve dans cet ouvrage un des thèmes récurrents de l’œuvre de Wolfe : les rapports dominants dominés et les injustices sociales. Dans ce premier chapitre, on ressent aussi les terribles difficultés de la science à présenter ses découvertes face aux dogmes religieux : l’homme descendrait-il du singe ? Et ne serait pas créée par intervention Divine ? Par ailleurs, Darwin est ridiculisé par la plume caustique de Wolfe, en le confrontant aux questions de ses élèves : vous avez déduit l’évolution des espèces, mais qu’est-ce qui est à l’origine des premiers éléments formant la vie ? Énigme sur laquelle Darwin ne sait que répondre… et Wolfe compare ainsi sa thèse aux différentes cosmologies primitives qui sont pour la plupart d’entre elles aux antipodes d’une démarche scientifique.
Persévérant dans ses recherches, Wallace publia un ouvrage évoquant les limites de sa théorie sur la sélection naturelle pour l’évolution de l’être humain : en effet, la sélection naturelle dote les créatures d’organes nécessaires à leur adaptation à un nouveau milieu, or les hommes préhistoriques avaient un cerveau de la taille de ceux des hommes contemporains donc sans réelle utilité (les tâches se limitant pour l’essentiel à la chasse…), ils ont aussi perdu leur pilosité alors qu’ils en avaient encore besoin pour se protéger du froid. Wallace pose alors les limites de la sélection naturelle pour l’homme et déduit qu’il doit y avoir eu une intervention surnaturelle dans son développement, ainsi que pour sa capacité au langage et à la créativité : celles-ci ne peuvent découler d’un long processus rationnel et d’une simple imitation des bruits d’animaux par l’homme comme l’impose Darwin. Wallace affirme que le langage, la capacité de penser de façon abstraite, de développer une spiritualité, ne peut s’attribuer aux animaux même les plus évolués. Dans cette partie, Wolfe ridiculise encore Darwin en décrivant son état d’hypocondrie due à sa culpabilité causée par le plagiat des travaux de Wallace. En cette fin de 19° siècle, la pensée darwiniste s’internationalise, en Europe les intellectuels sont encore plus anticléricaux qu’au Siècle des Lumières. En Allemagne, Nietzsche fait l’éloge des travaux de Darwin et affirme sa pensée avec sa fameuse déclaration : Dieu est mort. Le philosophe annonce, suite à l’idée que l’homme serait un animal descendant des primates, le début de la démoralisation des sociétés occidentales conduisant à l’avènement du fascisme, nazisme, communisme…
Darwin publie lui aussi un nouvel ouvrage, mais mal accueilli par les critiques. Il y développe la thèse suivante : les animaux, en prenant l’exemple du chien comme étant le meilleur ami de l’homme, peuvent éprouver de l’affection, de l’obéissance et de la sociabilité, ceci est donc une preuve que l’animal et l’homme ne sont pas éloignés. Pour défendre sa théorie de l’évolution en ce qui concerne l’apparition du langage, Darwin multiplie les exemples de mimétismes des homo sapiens sur les animaux : notamment le chant des oiseaux. Son nouvel ouvrage ne convainc pas par manque de preuves et Darwin décède en 1882. Les darwinistes, dans les années 1930, abandonnent l’idée d’expliquer la provenance du langage, mais étudient son évolution depuis les premières traces de son apparition. Les progrès scientifiques apparus avec la Seconde Guerre mondiale (science nucléaire, les ondes, les télécommunications) donnent naissance à une nouvelle discipline : la linguistique, science alliée aux travaux d’ingénieurs du MIT à partir de 1949.
Dans la 4° et 5° partie, Tom Wolfe présente les travaux de Noam Chomsky. Wolfe le dépeint comme un intellectuel arriviste ne méritant pas une telle reconnaissance. Considéré comme le plus grand linguiste mondial, Chomsky affirme que tout esprit humain possède un organe de langage, une grammaire universelle qui ne vient pas de sa culture propre, mais de l’inné tout comme un être humain possède deux yeux ou une paire de reins. La théorie de la récursivité consiste selon Chomsky, à mettre une phrase, une pensée dans une autre formant une série qui serait théoriquement sans fin. Prenons par exemple la phrase suivante : « He assumed that now that her bulbs had burned out, he could shine and achieve the celebrity he had always longed for » «Il supposait que maintenant que ses ampoules avaient éclaté, il pourrait briller et atteindre la célébrité qu’il avait toujours désiré ». On peut constater qu’au début de la phrase « He assumed » viennent s’imbriquer 4 autres éléments cognitifs : « Her bulbs had burned out », « He could shine », « He could achieve celebrity » et « He had always longed for celebrity ». La récursivité serait ainsi la capacité intellectuelle qui distinguerait l’esprit humain de toute autre forme de cognition.
Daniel Everett, un scientifique ayant reçu une éducation évangéliste s’immergeant dans les tribus les plus reculées, contrairement à Chomsky qui préfère travailler dans ses bureaux du MIT et prendre l’avion seulement pour recevoir un énième titre honorifique (on retrouve ici encore la plume provocatrice et humoristique de Wolfe), fait une découverte qui remet en question les travaux de ce dernier. En Amazonie, Everett rencontre une communauté indienne nommée Pirahã. Le langage de ces Indiens ne comporte aucune dimension évoluée, il n’y a pas de temps passé ni futur ni de termes évoquant les couleurs, ils n’ont pas de hiérarchie ni de religion, ils imitent aussi des chants d’oiseaux lors d’événements heureux. Ils vivent simplement l’instant présent. Un langage simple qui vient remettre en question la théorie de la récursivité de Chomsky.
Dans ce livre qui n’est pas un roman, mais un documentaire façon nouveau journalisme (Tom Wolfe est à l’origine de ce courant depuis les années 70), l’auteur affirme que le langage aurait été acquis par l’homme en même temps que son évolution, les mots seraient le résultat d’une création mnémotechnique, mais Wolfe semble douter de la pensée purement évolutionniste tant l’écart entre la richesse humaine et le monde des primates est large. The Kingdom of Speech ou le règne du langage… L’écrivain termine son récit par ces phrases poétiques : «
Speech ! To say that animals evolved into man is like saying that Carrara marble evolved in to Michelangelo’s David. Speech is what man pays homage to in every moment he can imagine ». (La parole ! Dire que les animaux ont évolué en hommes revient à affirmer que le marbre de CarrAre est devenu le David de Michel-Ange. La parole est l’hommage que l’homme rend à chaque instant qu’il peut imaginer).
The Kingdom of Speech de Tom Wolfe est paru aux éditions Jonathan Cape en août 2016,185 pages, 28€. À paraitre aux éditions Robert Laffont en octobre 2017.
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Fondateur du « nouveau journalisme » dans les années 1960-1970, auteur d’une quinzaine de livres, immense romancier depuis le succès planétaire du Bûcher des vanités, Tom Wolfe est une grande voix de la littérature contemporaine, qui ne cesse de s’amuser de son rôle de « poil à gratter du monde littéraire américain ». En France, ses romans, dont Un homme, un vrai et Moi, Charlotte Simmons, sont publiés chez Robert Laffont, dans la collection « Pavillons ».
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