Samedi 7 avril 2018 se tenait la deuxième et dernière représentation de la pièce de théâtre Les Estivants de Maxime Gorki. Les élèves de troisième année de l’école du Théâtre Nationale de Bretagne (TNB) dirigés par Nathan Jousni ont joué avec une énergie convaincante cette œuvre qui illustre à sa manière le pofigisme russe pris entre résignation et vitalisme passionnel.
Le dramaturge et écrivain russe Maxime Gorki (1868-1936) était également militant bolchevique et devint porte-parole de Staline. Il écrit Les Estivants en 1904 où il dépeint un groupe d’amis issus de la classe moyenne aisée qui se retrouve en villégiature le temps d’un été. Ces vacanciers illustrent l’ascension d’une certaine aristocratie de fortune à l’aube des remous qui mèneront à la révolution de 1917. Complexité des relations humaines, de l’amour, du couple, de la parentalité et idéal commun, révolutionnaire ou non, sont les principales dimensions thématiques qui innervent cette pièce tragi-comique.
La légèreté estivale est de circonstance, a priori, l’ensemble de la pièce se déroule durant les vacances. Onze jeunes adultes se retrouvent, isolés de tout, afin de passer des vacances entre amis dans une datcha. A priori, des vacances dans un havre de paix, plein d’amour et de partage ! En fait, si les bikinis et les lunettes de soleil sont de sortie, personne ne se détend véritablement.
Un dialogue entre Sergueï et sa femme Varia ouvre la voie de cette situation double. L’entente n’est pas au beau fixe entre le couple : il lui reproche de passer son temps à lire, de ne pas être attentionnée ; elle, d’abuser de la boisson. La tension entre les deux personnages est palpable, mais donne lieu à des répliques qui font sourire le public. Cette première scène donne le ton au premier acte de la pièce : sur fond de discordances entre personnages, le comique de geste et de mœurs confère de la légèreté dans les différentes scènes et visions de la vie.
Les répliques s’enchaînent, les désaccords se sédimentent. L’image du paradis estival se ternit et devient vite un paradis perdu. Certains s’amusent, mais tel ou tel personnage se révèle désenchanté, voire désespéré. C’est le cas d’Olga, mère désabusée qui n’arrive définitivement pas à gérer l’éducation de ses enfants et à les aimer. Son pessimisme atteint son paroxysme : elle éclate et répand tout son mal-être sur Varia. Elle semble haïr tout le monde mais la crise est passagère, pour le moment, car la fête continue.
En matière de mise en scène, musique et rires composent la toile de fond du premier acte qui se conclut par une explosion de joie unifiante lors de la sortie de scène des comédiens autour de grandes bouées sous forme de canard en plastique, à la manière d’un char de carnaval. La scène rappelle les « pool party » ou les « spring break » bien arrosés. L’unité est-elle réelle ou factice ? La réponse est dans les interstices…
L’ambiance festive de ce premier acte se fracasse sur le deuxième qui est nettement plus sombre. Peu de lumière éclaire les acteurs ; le côté « obscur » des personnages prend le dessus. Bien sûr, l’obscurité des choses et de l’âme humaine est bien personnelle. Pour certains personnages, elle se traduit par la concrétisation de leurs sentiments à l’égard d’une personne du même sexe ; pour d’autres, la révélation d’un amour impossible.
Les jeux s’inversent chez Olga qui apparaît comme revigorée, prête à affronter la vie alors que la plupart des autres dégringolent. Elle offre un solo de danse sensuel et décidé. À l’inverse, certains se mettent littéralement plus bas que terre afin d’implorer et supplier leur amour à l’élue leur cœur. Reste que la majorité des personnages féminins des Estivants nourrissent une aspiration profonde à la liberté.
Le désarroi domine la fin de la pièce. Certains ne savent plus où aller, où se mettre. Tout le monde finit par partir. Il ne reste plus que Sergueï et Iakov. Alors qu’il était tranquillement assis et serein au début de la pièce, Sergueï est désormais debout sur la table, déboussolé et anéanti par la tempête humaine qui vient de souffler. Mais comme l’indique la dernière réplique de Iakov : « Tout ça, mon ami, c’est tellement insignifiant. (…) Tout ça, c’est tellement rien, mon ami…».
Les spectateurs repartent eux aussi tranquillement après trois heures de théâtre intense où les élèves du TNB emmenés par Nathan Jousni ont mouillé leur chemise. Yann, actuellement en service civique, a apprécié la mise en scène dynamique et rythmée ainsi que l’alchimie entre les acteurs. Il estime que les élèves du TNB ont réussi à transformer la critique de la bourgeoisie intellectuelle de l’époque en une critique des jeunes générations aujourd’hui, leurs pratiques et les questions existentielles qu’ils se posent.
Il est également d’accord avec Louise, en service civique également, qui pense que les personnages de la pièce représentent les nouveaux bourgeois ou les nouveaux riches puisqu’ils déclarent être fils « d’artisans, de gens pauvres » et semblent avoir un capital économique élevé mais un faible capital culturel. Maria, médecin et militante engagée et Iakov, écrivain, font exception parmi le groupe, ainsi que Varia qui tout en exprimant moins ouvertement son désaccord avec les autres, le montre par son comportement, notamment sa passion pour la lecture.
La portée critique des Estivants semble donc toujours pertinente. Nathan Jousni et les élèves du TNB ont réussi à actualiser la pièce de sorte que le public adhère et se sente concerné par ce qui s’y joue.
Crédits photo : Nicolas Joubard