Des enseignants lancent un appel de Villejean contre l’approche par compétences

appel villejean

Prévue dans les textes réglementaires depuis quelques années, l’approche par compétences se développe dans le primaire et les collèges mais timidement dans les établissements supérieurs français en raison de freins qui se desserrent lentement. Des enseignant.e.s issu.e.s d’Universités et du CNRS, fédérés par la maison d’édition anticapitaliste rennaise Pontcerq, lancent un appel à lutter contre l’entrée de l’approche par compétences dans les écoles – de la maternelle à l’université.

NDLR : Unidivers relaie cette appel en tant qu’il constitue une information notable dans la vie politique, universitaire et culturelle de Rennes et de notre nation tout en précisant que ce communiqué militant n’engage pas notre rédaction et que certains enseignants se déclarent favorables à l’approche par compétences tandis que d’autres confessent ne pas bien comprendre de quoi il s’agit… Le débat est ainsi ouvert.

Qu’est-ce que l’approche par compétences ?

À l’université, l’approche par compétences constitue une nouvelle manière de planifier l’enseignement et l’apprentissage dans un programme d’études afin de soutenir le développement de compétences. Les compétences, conçues comme des savoir-agir complexes, intègrent un ensemble relativement vaste de ressources : savoirs, savoir-faire, savoir-être, outils, etc. Leur développement résulte d’une intégration progressive et graduelle de ces ressources dans des situations authentiques issues de la vie professionnelle, des activités de recherche ou du monde citoyen.

approche par competences

Appel de Villejean à lutter contre l’entrée de l’approche par compétences dans les écoles – de la maternelle à l’université.

Le lancement se fera jeudi 25 janvier à 18h à l’université Rennes 2, Villejean Amphi B5-Feuillerat, avec une intervention d’Angélique Del Rey. Les présentations seront suivies d’un temps d’échange et d’organisation en vue de la mise en place de comités d’action pour étendre l’appel à travers tout le réseau scolaire de la France (maternelle, primaire, collège, lycée, universités, écoles supérieures).

La « compétence » entre aujourd’hui dans les écoles – et les universités. Un grand nombre d’enseignantes et d’enseignants sont, comme on sait, hostiles au néolibéralisme et à son entrée dans l’école. Comment expliquer que contre la compétence aucun front de résistance, pourtant, ne se constitue ? Que font, que disent, les enseignants et enseignantes hostiles au néolibéralisme quand est employé en leur présence le mot de « compétence » ou quand on les invite à le relayer ? Le sens de cet appel est de faire exister simultanément dans tous les établissements scolaires (de la maternelle à l’université) une prise de parole d’opposition, apte à dessiner sur le terrain une ligne de front suffisamment nette autour de ce « concept » : car les implications de l’entrée de la compétence dans les écoles sont absolument considérables. La compétence est elle-même envisagée comme ressource et elle fonctionne par exploitation – ou mobilisation – de ressources. Par elle, l’élève comme le futur salarié devient ressource ; l’enseignant devient ressource ; et le monde même (s’il ne sert plus qu’à acquérir ou faire acquérir des compétences) devient ressource.

Nous, soussignés enseignantes et enseignants des écoles maternelles, primaires, secondaires (collèges, lycées), ainsi que du supérieur (universités et grandes écoles), nous déclarons ensemble solennellement et fermement opposés à l’entrée de l’« approche par compétences » dans nos classes et nos amphithéâtres : nous récusons cette approche comme faisant violence à l’enseignement que nous avons à donner, et comme modifiant de façon nocive le rapport ayant à exister, en cet enseignement, entre nous, nos élèves, et le monde dans lequel nous vivons.

La compétence est une notion qui vient du management de l’homme par l’homme, dont les effets sont destructeurs, partout dans la société. Les sciences de l’éducation, ces vingt-cinq dernières années, ont contribué à acclimater la notion dans le champ pédagogique : en prétendant dépasser les polémiques, elles se targuent d’avoir bâti un concept de compétence « pédagogique » qui n’a plus rien à voir avec le concept managérial. Ce faisant, les sciences de l’éducation ont endormi notre vigilance ; elles ont surtout organisé une immense confusion (en employant le même mot). Or quel est le sens qui s’impose finalement : dans parcoursup ? dans les bilans de compétences qui attendent nos élèves tout au long de leur cursus, voire tout au long de leur vie ? Est-ce si sûr que ce soit le sens des pédagogues ? N’est-ce pas (aussi) (plutôt) le sens des gestionnaires de la ressource humaine ? Même adaptée au milieu seulement scolaire et prétendument libérée de son origine managériale (par les préconisations et efforts de pédagogues possiblement sincères), la notion de « compétence » ne peut être déconnectée du schéma néolibéral avec lequel elle est liée : l’individu mis au centre ; et la logique du développement de soi (de soi comme ressource)…

La compétence est un concept. (Ce n’est pas qu’un mot.) On ne la relaie pas innocemment.

Le problème de la compétence n’est donc pas seulement qu’on puisse la mettre au service du management néolibéral (et que les compétences des référentiels scolaires soient en fait destinées à devenir, sans rupture ou presque, les compétences requises sur un marché du travail néolibéralisé) ; le problème de la compétence est la compétence elle-même. Cette notion, en effet, contient un renversement et une subversion ou destitution de l’enseignement.

Pour le dire en quelques mots : en enseignant par compétences, nous cessons de livrer (de désigner) un monde à nos élèves (un monde, donné chaque fois par le biais de la ou des disciplines, qu’il nous est donné d’enseigner) ; à la place, nous avons la mission de munir un petit individu autocentré de « capacités » (abilities, skills) pour se défendre dans une « vie » (possiblement hostile, complexe, concurrentielle et angoissante). Or ceci n’est pas donner un monde ; c’est seulement reproduire la vie (permettre au petit moi la survie en un milieu de plus en plus hostile). Enseigner par compétences implique nécessairement qu’on ne rencontre plus le monde que dans un deuxième temps : le monde, les objets du monde (le poème, le théorème, le petit animal), n’entrent plus dans la salle de classe que comme matériaux pour servir à l’acquisition et à l’exercice des compétences des petits « moi ». Les objets enseignés n’entrent plus dans la salle de classe pour eux-mêmes et parce qu’ils vaudraient la peine d’être vus, montrés, enseignés, accueillis… mais pour être mis au service de l’augmentation de mes habiletés, de mes ressources. L’approche par compétences fait fond sur un oubli du monde. Le but de l’enseignement est tout autre. Et il est double : car l’enseignement n’a pas seulement pour but de munir un individu de ce qui possiblement lui manquerait (pour vivre ou survivre) en un milieu et en un monde ; le but de l’enseignement est de donner le monde à l’élève ; et de continuer à faire exister ce monde (qui est fragile) (qui disparaît, s’il n’est transmis). La pédagogie de la compétence destitue l’intentionnalité de l’enseignement. En cela, elle est contraire à tout enseignement.

Mais se pose de surcroît, avec l’approche par compétences, un deuxième problème, considérable. Dès lors qu’on ne conçoit plus l’enseignement à partir des disciplines, mais qu’on pense l’enseignement et sa finalité à partir de référentiels de compétences externalisés et transversaux, se pose la question de savoir quelle instance, quelle institution, se trouve munie du pouvoir exorbitant de décider des compétences à faire acquérir à la population des élèves. Ce qu’on peut dès actuellement constater, c’est que les référentiels des différents systèmes scolaires, dans les pays européens, sont des décalques de préconisations faites par l’OCDE ou le Conseil de l’Europe ; et des référentiels semblables, légèrement variés ou adaptés localement, s’appliquent dans le monde entier. Autrement dit, c’est le pouvoir politique (gouvernements respectifs des différents États) qui a directement la main sur les référentiels ; et qui peut les modifier (et les modifie en effet au gré de ses préoccupations du moment : apparition de compétences sanitaires, citoyennes, informationnelles, émotionnelles, psychosociales, etc., au gré des crises à gérer). Faut-il dire pourquoi un tel système est dangereux ?

Quand on enseigne au contraire disciplinairement (c’est-à-dire dans le cadre donné par les disciplines scolaires), ce qui est enseigné est « garanti » et « discuté » (parfois très âprement) par des spécialistes d’une discipline donnée : que l’on soit ou non d’accord avec les programmes finalement décidés (et il y a mille raisons de ne pas être d’accord), la décision est prise à l’intérieur d’une discipline, qui a son histoire, sa méthode, ses institutions, ses habitudes, son inertie, ses travers, ses grandeurs. Et dans chaque discipline, l’enseignant, l’enseignante, est libre de faire jouer à l’intérieur de son enseignement les divers courants contradictoires qui sont à l’œuvre en son sein (car toute discipline est vivante: les mathématiques ou la philosophie, bien que très vieilles, sont vivantes ; la sociologie ou l’économie, bien que très jeunes, le sont aussi). Chaque discipline est traversée par l’âpreté et la contradiction. Et chaque discipline, de surcroît, vient buter contre ses voisines, et dialogue et échange avec elles (interdisciplinarité). (Et des savoirs nouveaux naissent de ces échanges, interférences, accouplements – voire, parfois, une discipline nouvelle…) Mais la logique de la compétence, elle, voudrait dire (d’en haut) (par-dessus les disciplines) ce que doivent faire les disciplines, et à quoi elles sont destinées à servir. L’approche par compétences n’est pas interdisciplinaire (comme elle le prétend), mais extra-disciplinaire. Elle est une capture de l’enseignement (des disciplines) par le pouvoir politique gestionnaire. Cet état de fait constitue un danger politique considérable.

*

Que le Ministère de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur ait pris le parti de traiter son personnel (nous) par les moyens et méthodes de la ressource humaine (Direction des personnels remplacée par la Direction des Ressources Humaines ; et ce n’est pas qu’un changement de nom, comme on commence à le sentir au quotidien…), ne pourra jamais impliquer que les enseignantes et enseignants soient contraints à leur tour de traiter et de considérer – une seule seconde – leurs élèves selon ces mêmes catégories.

Pour cette raison, nous, enseignantes et enseignants signataires de cet appel, nous engageons aujourd’hui solennellement :

1° à cesser de relayer, en bannissant de notre vocabulaire, les mots qui sont ceux de cette pédagogie: le mot de «compétence» et le mot de « ressource », pris en ces sens.

Si pour quelque raison nous sommes contraints (par des obligations légales liées à notre statut de fonctionnaire, de vacataire, de contractuel, etc.) d’employer ces mots malgré tout, alors nous ne le ferons qu’en les mettant à distance, par exemple en usant de guillemets, ou en les faisant suivre de la mention, à l’écrit comme à l’oral : « … comme disent les pédagogues des rectorats de France » ; ou « comme on dit en gestion des ressources humaines » ; ou de toute autre formule que nous inspirera l’instant.

2° à nous opposer partout où cela est possible et par tous les moyens à disposition à ce que l’approche par compétences progresse – et symboliquement à ne pas manquer une occasion de dire (devant les élèves, devant les parents d’élèves, devant nos supérieurs hiérarchiques, devant nos collègues, devant les représentants du peuple, devant nos syndicats, etc.), en en expliquant les raisons, notre hostilité au concept de « compétence ».

(Et ce, en nous réclamant si nécessaire de cet appel commun, nommé de la façon la plus générale possible « Appel des enseignantes et des enseignants à lutter contre l’entrée de l’approche par compétences dans les écoles », afin que les résistances locales n’apparaissent pas isolées, mais puissent se fédérer en un mouvement de refus général, qui s’étende sur tout le pays, et sur tous les niveaux d’enseignement.)

Pour le reste, l’École enseigne, comme elle l’a toujours fait, des savoirs et des savoir-faire. Le mot de « compétence » est inutile. Nous ferons mieux notre travail sans. (En aucune manière, nous ne voulons dire par là que l’École doit rester ce qu’elle est; elle peut et doit changer; mais cette voie de la « compétence », qui se donne volontiers l’image d’un changement émancipateur pour les élèves, est en réalité la voie vers une école du contrôle biopolitique et néolibéral.)

(Et ceci ne veut pas dire non plus qu’il ne serait pas nécessaire et possible d’inventer, comme le font au quotidien tant de collègues du primaire et de la maternelle notamment, au moyen des pédagogies alternatives par exemple, de meilleures façons d’aider nos élèves, et de mettre en avant, quand il est absolument nécessaire de les évaluer, des manières de faire plus adéquates et différenciées que la note chiffrée. Mais de tels efforts n’impliquent pas du tout la nécessité de passer à la « compétence », comme essaient de nous le faire croire les sciences de l’éducation depuis vingt ans ; et n’impliquent pas même d’employer ce mot, qui n’est pas le nôtre. Parlons en ce cas de « savoir-faire » ; et traitons cette question comme une question pédagogique, c’est-à-dire comme une question relevant de l’enseignement – et de lui seul.)

*

L’avenir n’appartient pas à la compétence, mais à l’enseignement. Nous saurons faire preuve de résistance, mais aussi de patience. Nous savons que la pédagogie de la compétence aura disparu comme nouveau gadget des sciences de l’éducation (après les familles de situations, la pédagogie par objectifs, etc.), mais aussi et surtout comme moyen néolibéral d’appréhender les personnes (et donc comme instance destructrice de la société) quand nous, dans les écoles, les collèges, les lycées, les universités, continuerons à enseigner le théorème de Pythagore, la reproduction sexuée des plantes, 1859, Pantagruel, Toussaint- Louverture, les règles d’accord des verbes, le parfait présent, Hegel, l’arpège, 1792, la courbure de l’univers, Rimbaud, et la joie du saut en longueur ou de la gambade par-dessus les barrières.

Car tout apprentissage, tout enseignement est joyeux. (Et la Compétence est institution de la tristesse et de l’« attendu ».)

– La signature de cet appel se fait de deux façons : soit par le biais de la plateforme électronique « change.org » (https://www.change.org/contre-l-entrée- de-l-approche-par-compétences-dans-les-écoles-appel) ; soit, de façon personnelle, en passant par les comités d’action qui se mettent en place dans différentes villes (ces signatures peuvent ensuite être recueillies à Rennes, par transmission à cette adresse : comite.action.competence.rennes@gmail.com).

Liste des premières et premiers signataires (15 janvier 2024) :
Ninon Grangé, Cannelle Gignoux, Alain Brossat, Alexander Neumann, Plínio Prado, Marie-Dominique Garnier, Michèle Cohen-Halimi (Paris 8), Gérard Raulet (Paris 4), Marcelle Stroobants, Isabelle Stengers (ULB), Anselm Jappe (Rome), Frédéric Lordon (CNRS), Florent Perrier, Olivier Sarrouy, Emmanuel Parent, Christian Le Moënne, Christophe David, Jil Daniel, Marius Muller, Clément Rouillier, Romain Huët (Rennes 2), Pierre Bergounioux (écrivain), Catherine Malabou (Université de Californie, Irvine), Michaël Crevoisier, Étienne Ménard, Daniel Lebaud, Aurélie Deny (Université de Franche-Comté), Guillaume Burnod (Lycée français, Berlin), Jacques-Olivier Bégot (Rennes 1), Sylvie Monchatre (Lyon 2), Chantal Jaquet, Aurore Koechlin, Franck Fischbach (Paris 1), Serge Martin (Paris 3), Alain Naze, Sandra Lucbert, Christian Prigent (écrivains), Alain Jugnon (Cahiers Artaud), Sonia Dayan-Herzbrun (Paris-Diderot), Manuel Tostain, Patrick Vassort (Université de Caen-Normandie), Jean-Pierre Terrail (Université de Versailles-St-Quentin), Olivier Neveux (ENS, Lyon), Christophe Camus, Anne Bondon, Pierre-Antoine Chabriac (École Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne), Leïla Frouillou, Pascal Sévérac (Université Paris-Nanterre), Nico Hirtt (Aped, Bruxelles), Miguel Benasayag (Paris), Matthieu Renault (Université Toulouse – Jean Jaurès), Joana Desplat-Roger, Bernard Aspe (Collège International de Philosophie), Philippe Nabonnand (Université de Lorraine), Marc Guillaumie (Limoges), Stefano Marchesoni (Lycée italien, Paris), Marc Berdet (Université Fédérale de Rio de Janeiro), Déborah Brosteaux (Université Libre de Bruxelles / Paris Lumières), Anne Roche (Université d’Aix-Marseille), Claudia Girola (IHSS, Université Paris Cité), Stéphane Haber (Paris-Nanterre), Renaud Garcia (Appel de Beauchastel contre l’école numérique), Perrine Wilhelm (Paris 8 / Lycée M. Berthelot, Pantin), Vincent Chanson (chercheur rattaché SOPHIAPOL, Paris-Nanterre), Thibault Barrier (Paris 1), Vincent Gibelin, (Snuipp-FSU), Pauline Hachette (IUT de Sceaux), Arthur Lannuzel (UTBM, Belfort-Montbéliard), François Jarrige (Dijon, Université de Bourgogne), Gérard Hamon (SNES-FSU), Clément Cordier, Laurent Zwaenepoel, Morgan Marc, Yann Lupec (SUD éducation 35), Gabriel Mahéo (Rennes), Hervé Ferrière (Université de Bretagne Occidentale), Jean-Paul Engelibert, Jean-Michel Gouvard (Université de Bordeaux-Montaigne), Christiane Vollaire (CNAM/EHESS), Jean-Luc Gautero (Université de Nice), Sämi Ludwig (Université de Haute-Alsace), Lionel Jacquot (Université de Lorraine), Jean-Michel Devésa, Philippe Colin, Florent Gabaude (Université de Limoges), Françoise Salvan-Renucci (Université de Côte d’Azur), Samuel Chaîneau, Raphaël Perrod (SNES, 25), Frédéric Metz (Pontcerq), Marie Cuillerai, Eric Marty (Paris 7), Marc Chatellier (Université de Nantes), Francis Cohen (écrivain), Jérôme Lèbre (Louis-le-Grand), Letitia Mouze (Université Toulouse Jean Jaurès), Thomas Bouchet (Lausanne), Peter Andersen (Université de Strasbourg), Hélène Tordjman (Paris 13), Pauline Juvenez (Université de Nantes), Frederico Lyra de Carvalho (UPJV/USP), Hervé Le Meur (CNRS / Université de Picardie).

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