YVES MABIN CHENNEVIÈRE. DE CORPS-NUDS À PARIS, MORT D’UN ÉCRIVAIN DIPLOMATE

Par les bons soins de Caroline, la bibliothécaire de Corps-Nuds, j’ai pu découvrir le talent méconnu du poète Yves Mabin Chennevière, originaire de cette commune près de Rennes. Talent méconnu même ici… Nul n’est prophète… car ses ouvrages ne sont que rarement empruntés. Décédé le 18 juin 2020, il y a lieu de sortir de l’anonymat quelques-uns des ouvrages de poésie de cet écrivain diplomate.

Quand en 1969 Yves Mabin Chennevière publie son premier roman L’Usurpé, François Nourrissier certifie que “ce tout premier essai nous donne l’occasion, assez rare, de saisir dans sa fragilité, à l’état naissant, un don d’expression en train de passer sous nos yeux de la gratuité à l’émotion, de la pudique virtuosité à l’impudique détresse.”

Sa vie durant, il n’a pas essayé de plaire à tout prix avec sa poésie. Il a préféré travailler à son indépendance de tout mouvement littéraire en recherchant l’exigence et l’intelligence.

Ami avec Roger Caillois, Claude Simon, Ismaïl Kadaré, et surtout Julien Gracq et Gilles Deleuze, qu’il cite en exergue de Méditation métèque « Être un étranger dans sa propre langue », il partage la volonté d’explorer la langue dans ce qu’elle a de plus secret : la magie de la poésie. Toujours pour se démarquer, il se choisit une forme de poème avec toujours trois quatrains d’alexandrins non rimés en belle page, qui renvoient à un distique au verso. La fausse page ne serait-elle qu’une fausse piste ? En tout cas, la poésie d’Yves Mabin Chennevière regorge d’aphorismes que Stéphane Batigne a eu la bonne idée d’éditer en un même recueil intitulé Murmure du soir.

Victime d’un AVC en 2006, il a relaté son calvaire et ses espoirs dans Portrait de l’écrivain en déchet : Autopsie du lent, publié au Seuil en 2013, avec le regret de « finir comme un chou-fleur muet ». Mais son œuvre ne peut se résumer à cet ouvrage et Yves Mabin Chennevière ne cherchait pas à s’apitoyer sur son sort « retenue la larme purifie l’œil du juste » (Traité du vertige).

Poète aux milliers d’alexandrins, souvent déroutants pour le lecteur peu habitué à la poésie contemporaine, mais c’est bien l’un des rôles du poète que de provoquer des sorties de route, des égarements dans les petits chemins de l’imaginaire, voire des vertiges dans les profondeurs de l’âme. Méditation, mémoire, doute, vertiges sont les ingrédients de son écriture à nul autre auteur pareille. A nulle autre hauteur… car ses écrits empiètent régulièrement sur les bas-côtés de la philosophie, avec des réflexions sur le temps, la sagesse, le doute, le néant, la langue et le travail tellurique de l’écriture.

YVES MABIN CHENNEVIÈRE
YVES MABIN CHENNEVIÈRE

L’écriture comme invention du silence

Car l’écriture ne serait-elle pas « L’invention du silence » ou tout au moins son intention ? « Le dialogue du cri et de son écho / éteint sa cause, efface son origine ». L’écrivain se place souvent au plus près de l’écho, au plus près du sommet du silence pour approcher le vertige « la recherche du vide exige de l’ignorer, / l’acceptation du risque d’étreindre le vertige ».

Mais seul le temps fait de quelqu’un qui écrit un auteur « la surface des mots s’efface avec le temps, au terme du parcours se révèle l’auteur ». Cette modestie du poète est l’expression de sa sagesse et le doute est son moteur.

L’écriture comme invention de la sagesse

Toujours a observer le monde, dans sa carrière au ministère des Affaires étrangères, ou depuis son repaire parisien, avec cet œil du juste déjà évoqué, Yves Mabin Chennevière était aussi philosophe en quête d’une définition pour la sagesse : « le sage se plaît à combattre la peur, à convaincre la nuit qu’elle est un autre jour ». Et forcément qui dit sagesse, dit doute.

« le silence du doute rassure le sage involontaire témoin des combats stériles, il efface l’écho des querelles fermées, oublie les causes des injures insensées ». « le vide endort les convictions du sage,  justifie l’érosion des naïvetés prophétiques, glaciale suffisance, érige en certitude l’interrogation mère, ».

Le sage doute des puissants, des politiciens qui, unis dans l’assurance de leur propos, tendent à endormir les citoyens qui peu à peu s’écartent de toute réflexion politique sur la vie de la cité, du pays et du monde, préférant croire en des fausses informations glanées sur les réseaux sociaux que dans les propos posément réfléchis des chercheurs et intellectuels honnêtes.

« Qui domine / veille sur la certitude / somnifère, //incapable de songe / corrompt les refus / prédit l’effacement du procureur / aphone, // néglige l’assentiment / ignore / toujours ignore / la clameur des chasseurs d’artifice, // unique détenteur des énigmes hypothèses / avive / insouciant des résultats apparents / l’épiphanie des temps velléitaires, » (Méditation métèque).

Et puis notons ces merveilleuses définitions de la différence entre doute et scepticisme : « le sceptique, amant frustré du doute » (Traité du vertige) et entre le doute et la mélancolie :  « Claire / la mélancolie / tient seule la promesse du doute » (Méditation métèque). Quand poètes et philosophes se rejoignent autour des mots…

YVES MABIN CHENNEVIÈRE
YVES MABIN CHENNEVIÈRE

L’écriture comme témoin des caprices du temps

Quand survient la maladie, la vieillesse, Yves Mabin Chennevière évoque « le frissonnement des peaux teintées d’éphémère ». Le temps qui passe sournoisement, seconde par seconde « volontaire le témoin des caprices du temps s’amuse de l’écho de sa plainte insonore ». Et la mémoire qui fait naître les regrets « qui regrette sa vie qu’il n’aura pas vécue ? en passant le temps efface le passage du temps », et puis commence à disparaître : « dans les yeux de l’instant promis au sacrifice / la lumière des mourants établit son refuge, / illusoire tentative de dominer le temps / la mémoire s’efface avec ce qu’elle contient ».

Puis épuisé de vieillesse, le corps vient à renoncer « l’ultime tremblement de la main entrouverte / emporte avec lui le regard du témoin […] la main vive abandonne la main inanimée / la laisse disloquée s’éteindre avec le cœur ». Mais « la voix des morts est le silence du temps, / perceptible aux exclus que la nuit n’effraie pas ».

Mais Yves Mabin Chennevière ne redoutait pas la mort, car elle est pour lui « une certitude apprise très jeune ».  « La mort importe peu, le texte, lui, doit vivre. » 

Reste le souvenir d’une vie entière consacrée à la littérature, « la première parole est aussi la dernière / entre l’une et l’autre l’illusion d’une vie ».

Certes, il n’est pas toujours facile pour un lecteur de comprendre des vers comme « en l’âme gardienne du discours indivis / la naissance hypogée de la déréliction » (Méditation métèque). Mais comme pour toute écriture exigeante, Yves Mabin Chennevière se lit d’une lecture lente, réfléchie, à la recherche de ses propres évocations. Ne pas craindre de se faire désarçonner, de trébucher sur la recherche de sens, de tomber du fil de ce funambule des mots, et se laisser aller dans le vertige d’une méditation, par pur plaisir des mots.

YVES MABIN CHENNEVIÈRE
YVES MABIN CHENNEVIÈRE (photo : France culture)

La poésie d’Yves Mabin Chenneviere a été principalement publiée aux éditions de la Différence (entre autres) :

L’incarnation fictive – 1992

Méditation métèque – 1996 prix Max Jacob

L’immersion rebelle – 1999

Traité du vertige – 2003 prix Paul Verlaine (regroupant ses recueils L’invention du silence – 2000, Mémoire d’un temps éventuel – 2001, La fureur de l’ange – 2002, et Lumen – inédit)

Yves Mabin Chennevière a également publié des romans, nouvelles et récits au Seuil, au Cherche-Midi et chez Grasset (L’Homme tendre, Le Soliste, La Transfiguration, La Tristesse du Touraco)

Et plus récemment en 2018 :

Murmure du soir, recueil de 800 d’aphorismes, chez Stéphane Batigne Éditeur à Questembert (56)

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